FLORE : Je voudrais revenir un tout petit peu sur ce que tu disais dans le parti pris de la façon de travailler avec Lilas, parce que moi, c'est ce qui m'a complètement enchanté dans cette bande dessinée. Je crois que ça rejoint ce que disait Jonathan : ce n'est pas un cours d'Histoire. On n'est pas des étudiant(e)s en train de lire un livre d'Histoire avec des images pour nous faire passer quelque chose case par case. On est dans quelque chose de documenté, mais on est également là pour être dans un univers. D'ailleurs, le dessin de Lilas, il est complètement surnaturel. Il est assez incroyable. Je me demandais si, parfois, tu avais cherché à la freiner. Jonathan, tu donnais tout à l’heure des influences de bandes dessinées. Et bien moi je suis partie vachement plus loin. Il y a du cubisme dans ce qu'elle fait, il y a des plans, on voit les personnages du dessus, on voit leurs yeux globuleux. C'est absolument impossible. On voit des nez, des profils. Tout est fait pour nous éloigner de la photographie pour au contraire, nous plonger dans le dérangeant, quitte à avoir des personnages qui arrivent et qui ne sont pas du tout humains. D'abord, ce sont des diablotins. À un moment donné, ce sont même des robots. C'est incroyable. Je me demandais si parfois tu devais freiner Lilas en lui disant « Attends là, tu vas trop loin ! »
OLIVIER : Non, jamais. C'est justement pour ça que je voulais travailler avec Lilas. C'est une éponge à influence. Elle a une culture graphique qui est exceptionnelle puisque dès qu'elle voit et lit quelque chose, elle l'absorbe. Elle l'intègre dans son travail et elle a un dessin qui, de temps en temps, peut donner à voir. Mais la plupart du temps donne à ressentir. C'est ça l'idée : aller chercher des représentations qui vont accompagner le texte. Moi, je n'ai pas écrit le texte d’un trait en lui disant de se débrouiller. J’ai écrit le synopsis en entier : qu'est-ce que je voulais dire dans chaque chapitre, je l'ai structuré, ce squelette d'histoire, en essayant de travailler sur la rythmique de l'ensemble de l'histoire. J'ai intercalé des moments d'informations contextuelles. C'est-à-dire qu'il y a des notions qu'on ne peut pas comprendre. Par exemple si je n’explique pas le conflit en Indochine, le réseau Foccart, la guerre froide... C’est compliqué.
Entre tout ça, Lilas a posé ses pinceaux de temps en temps. Je lui faisais des suggestions de mise en scène. Je disais tiens, on peut travailler ça. On peut travailler de telle manière. Généralement, ce qu'elle me donnait était dix fois plus improbable et inattendu et surprenant que ce que j'avais imaginé. Il y a aussi plein d'autres endroits où je la laisse complètement décider de la manière dont elle va représenter les choses.
Moi, ma manière d'écrire, c'est toujours pour quelqu'un. Je n’écris pas dans mon coin, j'écris pour une personne et pour son dessin, mais j'ai besoin de connaître sa manière de représenter les choses pour pouvoir écrire. Et je limite mon écriture en définissant un nombre de moments dans la page. Il y a cinq ou six moments par page. Généralement un moment c'est une ligne ou deux lignes de dialogue. Parfois, il y a des indications de ce qu'on doit voir. Je lui donne énormément de documentation photographique que je recherche de partout pour qu'elle sache à quoi ressemble le bateau, la voiture, une arme ou je ne sais quel véhicule. À partir de ça, elle, elle brode, elle imagine des choses et elle faisait des storyboard. De temps en temps, je lui disais parfait, c’est niquel, ça marche extrêmement bien par rapport à ce que j'aimerais faire passer. D'autres fois, c'est parce que je m'étais mal exprimé, je n'ai pas assez bien fait passer ce que je voulais dire. D'autres fois, c'est parce qu'elle n'a pas forcément compris ce que je voulais dire.
C'est un dialogue permanent pour chaque planche jusqu'à ce qu'on soit complètement satisfait du résultat. Là, ça va vraiment au-delà de ce que j'imaginais. C’est un dessin particulier.