Notre invitée aujourd’hui en connaît un rayon sur les carnets puisqu’elle a publié les « Carnets de Cerise » aux éditions Soleil dans la collection Métamorphose. Nous accueillons Aurélie Neyret. BLYND a mis en audio quelques pages de sa bande dessinée Lulu et Nelson.

 

FLORE : Imaginons que nous soyons reçus dans l’atelier d’Aurélie Neyret. Façon cabinet de curiosités, les murs de son bureau sont peints d’un bleu profond très victorien qui fait ressortir des objets étranges chinés en voyage, des jouets fabriqués de ses propres mains, et plein de croquis réalisés pour dessiner les personnages de sa nouvelle série Lulu et Nelson

Créant un fort contraste lumineux, une grande fenêtre donne sur son potager, dans lequel des carottes et autres laitues verdoient à leur aise, gorgées de soleil puisqu’Aurélie a récemment déménagé son atelier des pentes de la Croix-Rousse vers la campagne, à l’Est de Lyon.

 

Mais j’ai soudain l’étrange impression de voir bouger des petites formes entre les cucurbitacées. Est-ce que je divague, ou bien il y a un kodama, un esprit japonais de la forêt, qui se dandine et qui me regarde avec un air farceur ? Je cligne des yeux. Mon imagination me joue des tours, ce doit être à cause de toutes les références à Miyazaki que j’aperçois dans le bureau d’Aurélie, entre autres centaines d’objets merveilleux… 

 

Tiens, d’ailleurs, c’est quoi ça ? Une poupée volée au Musée du cinéma et des miniatures de Lyon ? Mais non, rit Aurélie, c’est un petit mannequin qui porte le doux nom de Ramirez : elle l’a fabriqué pour le compagnon de sa vie, Nicolas Pétrimaux, auteur de la BD d’aventure Il faut flinguer Ramirez.

 

On pourrait, comme ça, rester des heures à fureter et à se raconter des histoires dans cet atelier fantastique, mais Aurélie propose gentiment de nous raccompagner en ville car son cours de Kung Fu va bientôt commencer… De retour dans les pentes, tout en la remerciant pour son accueil, j’admire l’aura de puissance qui se dégage d’Aurélie à présent vêtue de sa tunique de combat… Je regarde les intrigants tatouages noirs et blancs de ses bras, des motifs illustrés qui racontent eux aussi des histoires, et je me demande ce qui relie ces deux passions d’apparence très différentes, le dessin et le Kung Fu. Est-ce, chère Aurélie, parce que ces deux arts exigent à part égale autant de discipline interne et que de technique externe, qu’ils t’attirent tous les deux à leur manière ? 

« La plupart des dessinateurs diront la même chose : ce n’est pas venu d’un coup. »

 

 

AURÉLIE : Déjà : bravo !

Le Kung Fu et le dessin… C’est vrai qu’à première vue j’ai l’impression que c’est opposé et je pense que c’est cette opposition qui m’attire. On va dire parce qu’avec le dessin je sollicite mon cerveau, mes yeux et ma main. Et ça s’arrête un peu là. Moi j’ai besoin de faire du sport sinon je déprime un petit peu. Donc dans un premier temps le Kung Fu est une pratique qui m’apporte beaucoup de bien-être physique et mental. Quand on pratique le Kung Fu on ne peut pas penser à autre chose, comme faire sa liste de course. C’est hyper intense. Il n’y a pas de temps mort. Si on « baisse notre garde » et bien on se fait tout de suite reprendre.

 

FLORE : Dans le dessin parfois tu fais ta liste de course ?

 

AURÉLIE : C’est vrai que le dessin est plus propice à partir dans sa tête. Plus dans sa tête que dans son corps en tout cas. Finalement en pratiquant les deux je me rends compte que, comme tu l’as très bien dit, il y a un côté d’exigence, de répétition. C’est donc assez logique que les deux me plaisent effectivement.

 

BENJAMIN : Le Kung Fu est un sport qui demande beaucoup de concentration, le dessin également. Est-ce que ce sont deux types de concentrations différentes ?

 

AURÉLIE : Pour les deux je dirais : concentration, discipline et une certaine pugnacité. La plupart des dessinateurs diront la même chose : ce n’est pas venu d’un coup. Il faut faire des milliers de fois et c’est pareil pour la pratique des arts martiaux.

 

Au Kung Fu nos professeurs ont l’habitude de dire qu’au début on apprend, ensuite on maîtrise, puis on exprime. Le fait de répéter les mêmes gestes au début c’est mécanique. C’est pareil quand on apprend à dessiner. On réfléchit à ce qu’on est en train de faire, on essaye de faire quelque chose qui est similaire à ce qu’on imagine. Puis à force de travail, on ne pense plus, juste on fait. Mais c’est le résultat d’une pratique qui s’est répétée encore et encore.

BENJAMIN : Quelle discipline tu t’imposes en tant que dessinatrice ? Est-ce que tu es plutôt la dessinatrice qui se met au boulot à 8h tous les matins et qui termine à 20h tous les soirs ? Ou tu es plutôt la dilettante qui va s’y mettre quand elle a envie ?

 

AURÉLIE : Je suis un peu les deux, ça dépend des périodes. Je pense que se mettre une discipline ce n’est pas forcément une bonne chose. D’ailleurs c’est un sujet qui revient souvent dans le dessin : il faut dessiner tous les jours, avoir beaucoup de temps, donc de la discipline forcément. Toutefois il y a beaucoup de gens qui oublient le côté plaisir. À se dire qu’il faut dessiner tous les jours, produire encore et encore, faire et refaire. Être toujours plus exigeants. Ils s’auto flagellent. Moi j’essaye de ne pas faire ça, plus ça va, plus j’avance et que j’acquiers de l’expérience et plus je sens les moments où il ne faut pas forcer. Parfois il faut arrêter et faire un petit peu autre chose.

 

FLORE : En plus Aurélie tu travailles beaucoup en équipe puisque tu es toujours avec un scénariste sur tes projets. Tu as également les mêmes éditrices qui te suivent depuis le début des Carnets de Cerise. Est-ce que c’est quelque chose qui t’aide, quand tu doutes, savoir que derrière tu as des gens qui te connaissent, qui connaissent ta manière de travailler ?

 

AURÉLIE : Oui mes éditrices, Clothilde Vu et Barbara Canepa, ce sont mes alliées. Ça va faire dix ans que le premier Carnet de Cerise est sorti. Donc de fait, ça fait plus longtemps qu’on travaille ensemble. Et effectivement je sais qu’il y a une écoute. Quand j’ai besoin de prendre un peu plus de temps et bien je sais que c’est possible. Après quand le projet doit sortir et bien il m’arrive de faire des journées comme tu les décrivais : commencer très tôt, et m’arrêter très tard. Mais je n’ai pas envie de faire ça tout le temps et d’ailleurs je ne pense pas qu’on puisse faire ça tout le temps…

« Je dessinais dans les marges, je dessinais tout le temps. »

 

BENJAMIN : Tu parlais de la notion de plaisir, de garder ce plaisir en dessinant. Est-ce que c’est quelque chose que tu as développé dès l’enfance ? Quelle enfant dessinatrice tu étais ?

 

AURÉLIE : Oui, petite, je dessinais tout le temps. J’ai retrouvé des cahiers de brouillon où j’avais noirci les pages et raconté des histoires complètement abracadabrantes. Je dessinais dans les marges, je dessinais tout le temps. Ça prenait plusieurs formes : raconter une histoire pour m’amuser, dessiner des fiches de dinosaures, il y avait un petit côté « dessins scientifiques. » C’était mon outil, mon moyen d’expression.

 

FLORE : Je décrivais un peu ton atelier dans cette chronique initiale, qui, je le rappelle mêle toujours des éléments réels et fictifs. Est-ce que justement dans cet atelier il y a des objets qui sont importants, des inspirations qui font que c’est dans ton atelier que tu créées et non ailleurs ?

 

AURÉLIE : Non, je me sens assez tout terrain. À l’époque où on pouvait voyager plus facilement, il m’arrivait de travailler tout en voyageant. Je pouvais faire mes couleurs avec ma tablette et mon ordinateur sur les genoux à moitié dans le train, à une table de café… Bien sûr ça dépend beaucoup de l’étape sur laquelle je travaille. Quand on est sur le storyboard et que là, on doit tout penser, concevoir la narration, réfléchir à comment l’histoire va s’articuler, c’est plus dur de faire ça entre deux wagons. Néanmoins il y a d’autres étapes où je suis beaucoup plus adaptable. Mon atelier, c’est un peu ma chambre, c’est ma bulle. Mais je peux sortir de ma bulle !

 

BENJAMIN : Pour continuer sur cette question des influences, Flore parlait de Miyazaki. Quels sont les auteurs qui t’ont donné envie de faire ce métier et quels sont ceux qui t’influencent encore aujourd’hui ?

 

AURÉLIE : À chaque fois j’ai du mal à répondre à cette question parce qu’il y en a beaucoup ! Le truc rigolo c’est qu’à la base moi je ne me destinais pas vraiment à la bande dessinée. Je voulais faire du dessin mais plutôt pour des albums illustrés parce que j’avais eu de vrais coups de cœur d’enfance. Je suis un peu arrivée dans l’univers de la B.D. avec la proposition de Joris Chamblain, qui avait ce texte des Carnets de Cerise. Avant j’avais participé à des collectifs. Mais ce n’était pas forcément mon plan de faire une bande dessinée complète ni même une série de plusieurs tomes.

 

BENJAMIN : Ça se voit dans ta narration que tu as cette appétence pour les livres puisque tu mets beaucoup d’illustration finalement en pleine page dans les Carnets de Cerise et Lulu et Nelson. Dans les Carnets de Cerise, il y a beaucoup de pages de carnets justement. Dans Lulu et Nelson, sur une des premières pages, il y a une lettre. Ça vient de là tu penses ?

 

AURÉLIE : Peut-être… Pour les inspirations, il y a eu effectivement des coups de cœur d’enfance, de classiques illustrés comme Jim Barklem que j’adore. Des inspirations qui ne se retrouvent pas forcément dans mon travail. En continuant j’ai adoré le travail de Cyril Pedrosa, que j’adore toujours d’ailleurs. Son travail est extrêmement intéressant parce qu’il a vraiment évolué, son style s’est vraiment développé au fil des années.

 

Il y a également Barbara Canepa qui est devenue mon éditrice mais qui était d’abord une de mes références visuelle, notamment avec la sortie de Sky Doll. Certaines personnes m’ont aussi inspiré à un moment, et moins aujourd’hui. C’est quelque chose qui est très fluctuant. D’ailleurs je n’ai pas que des inspirations qui viennent de la bande dessinée. Tu parlais de Miyazaki, ce n’est pas très original mais il y a beaucoup de mon lexique visuel qui ne vient pas forcément de la B.D. et du coup les auteurs et les autrices qui m’inspirent le plus finalement sont un peu toujours des gens qui amènent autre chose que ce qu’on a l’habitude de voir. Notamment Barbara qui avait amené un truc complètement science-fiction pop.
 

FLORE : Est-ce que ça veut dire que tu as finalement renoué avec ce qui était prévu au départ quand tu as réalisé les illustrations de Coraline, ce roman jeunesse de Neil Gaiman paru chez Albin Michel en 2020. Est-ce que ça fait partie des romans que tu avais lu enfant ?

 

AURÉLIE : Je n’étais pas enfant puisque je ne suis quand même pas si jeune que ça et que le roman est sorti en 2002. Mais oui c’était un projet de rêve ! J’étais super contente qu’on me propose un album illustré puisque c’était mon rêve et en plus avec un texte de Neil Gaiman… Que demande le peuple ?

 

BENJAMIN : Est-ce que tu te sens plus libre quand tu fais des romans d’illustration, dans ce que tu vas pouvoir imaginer et créer, que quand tu fais de la bande dessinée ? Ou ce sont des contraintes finalement différentes ?

 

AURÉLIE : Je ne sens pas forcément la différence, c’est vraiment deux modes de narration différents. Ce que j’aime bien avec l’illustration c’est qu’on est plus, selon moi, dans un langage de l’évocation, de l’ambiance. En B.D. c’est plus comme si on tenait une caméra, on montre davantage les choses. Mais il n’y a pas une technique où je me sens plus restreinte et une autre où je me sens plus libre.

 

Écoutez notre podcast avec Aurélie Neyret

Écoutez notre podcast avec Aurélie Neyret

Vous pouvez retrouver l'intégrale de cette rencontre en podcast aux côtés de Flore Piacentino, coordinatrice général du Lyon BD Festival, de Benjamin Laurent, fondateur du Studio Parolox, d'un(e) libraire de Lyon et d'un auteur de bande dessinée. Des Gones en Strip est un podcast en trois parties : la chronique du “portrait traboule” lance tout d’abord l’enquête sur la vie quotidienne de l’artiste, en lien avec son attachement à la ville... Elle nous conduit jusqu’à la découverte d’un extrait audio de sa bande dessinée, dans une version “lecture BLYND” portée par des comédien·ne·s et une ambiance sonore 3D. Pour en savoir plus sur l’œuvre écoutée, l’émission passe enfin la parole à un·e libraire lyonnais·e et à sa chronique “actu praline”, permettant d’échanger avec l’auteur·trice sur son travail de création.