MARIANNE : L’idée n’est pas de raconter toute l’histoire de Lulu et Nelson pour ne rien spoiler. Je vais surtout vous dire ce que ça fait quand on lit cette bande dessinée.

 

Lulu est une fille dans les années 60 qui a grandi dans un cirque. À la suite d’un incendie, les lions ne sont plus là. Elle va donc partir en Afrique du Sud, embarquer sur un bateau sans que son papa ne soit au courant pour aller trouver des lions dans les réserves du pays. Bien sûr, son père embarque derrière pour ne pas laisser l’a laisser seule. Arrivé en Afrique du Sud, on découvre toute l’histoire du pays pendant l’apartheid, en plein pendant la période de Mandela. Une période où les noirs se font allègrement attaquer et massacrer par les forces de police. Lulu et son père vont débarquer là-dedans, vont être séparés rapidement et Lulu va partir dans la savane retrouver des lions et surtout Nelson. Nelson est petit garçon, noir, qui vit dans la savane.



J’adore conseiller Lulu et Nelson aux enfants parce qu’il y a le combo parfait : de l’aventure, de l’émotion, et puis un engagement, un propos politique et historique. Quand je pitch à la librairie je ne dis pas forcément qu’on va parler de l’apartheid. Je pense que les enfants, dès huit ans, retrouvent quelque chose. On peut vraiment la conseiller entre huit et douze ans sans problème. On retrouve des strates de lectures différentes. On comprend petit à petit ce qui se passe là-bas. Une question qui est centrale pour moi dans la B.D. c’est celle de la liberté. Celle des lions : leur redonner leur liberté ou la prendre, celle de la liberté des personnes noires en Afrique du Sud et puis la liberté de Lulu et de son père par rapport à leur histoire. Pour moi c’est une bande dessinée qui est chouette à conseiller. Le dessin ramène un côté doux et acidulé et même temps plein d’expressions, d’émotions quand on regarde les regards de chacun des personnages.

BENJAMIN : On peut revenir sur un point. Tu as connu un grand succès avec les Carnets de Cerise, tu as pris cette seconde série, Lulu et Nelson. Est-ce que tu t’es sentie en danger ? Est-ce que tu te serais vu rester sur les Carnets de Cerise pendant dix ou quinze ans ?

 

 

AURÉLIE : Alors rester sur les Carnets de Cerise pendant dix ou quinze ans ce n’était pas mon but. D’ailleurs c’est la raison pour laquelle avec Joris, on a décidé de ne pas continuer de faire des tomes à n’en plus finir. D’une part parce que Joris a réussi à raconter tout ce qu’il voulait. Au tome 5 on arrivait sur la résolution de cette histoire, on a compris pourquoi Cerise écrivait des carnets, on a répondu à sa question personnelle. Après, vu le succès que la série a eu c’est vrai que la question aurait pu se poser. Beaucoup de personnes ont d’ailleurs demander pourquoi arrêter une série qui fonctionne.

 

BENJAMIN : C’est compréhensible parce que c’est dur d’installer des personnages forts, des séries qui fonctionnent dans une surproduction dans l’univers de la bande dessinée.

 

AURÉLIE : Le succès des Carnets de Cerise c’est un heureux hasard. Quand on a sorti le premier tome personne nous connaissait, c’était un tout petit tirage, la collection Métamorphose était encore jeune. Personne n’aurait pu prédire un tel succès. Pour moi c’était que du bonus. J’ai pris ce qu’il y avait de bon à prendre, c’était une super histoire et je ne me voyais pas, à soixante ans, faire le tome 50 de Cerise.

 

BENJAMIN : C’est peut-être aussi cette envie pour toi de créer des histoires différentes.

 

AURÉLIE : Oui, moi j’ai envie de raconter et dessiner des histoires différentes. En plus je crains moins l’inconnu qu’un destin tout tracé. Ça fait partie de ma personnalité. Tout ça pour dire qu’arrêter les Carnets de Cerise c’était une vraie décision de notre part. Nous n’avons pas non plus mis de point définitif, parce que l’idée d’y revenir pour un dernier tome n’est pas écartée.

 

Finalement moi j’étais contente de retrouver une histoire pour laquelle j’ai un vrai coup de cœur, en l’occurrence Lulu et Nelson. J’avais envie de la mettre en image, envie de la raconter. En plus c’était un projet de long métrage d’animation. C’était aussi une nouvelle aventure pour moi. Je n’ai pas eu l’impression de me mettre en danger parce que ce n’est pas non plus comme si j’étais partie faire un roman graphique sur la Tchétchénie en noir et blanc, pour caricaturer. Je me vois faire autre chose que de la jeunesse mais sur Lulu et Nelson l’histoire m’a vraiment plu. En plus quand on a un gros succès derrière soit, on sait que ça permet d’être suivie.

« Pour moi il n’y a pas de barrière à mettre chez les enfants »

 

 

MARIANNE : Effectivement, les enfants, parfois plus que les adultes, te reconnaissent. Ils reconnaissent ton dessin. Quand Lulu et Nelson est sorti, ils l’ont tout de suite remarqué. La question serait peut-être : combien de tomes après ? Est-ce qu’il y a un nouveau tome qui sort bientôt ?

 

AURÉLIE : C’est prévu en trois tomes, l’histoire est écrite depuis le début. Le troisième tome devrait sortir cette fin d’année donc avant la sortie du film d’animation. On voulait d’abord faire vivre les livres. D’autant plus que c’est un combo gagnant pour les éditeurs et la production parce qu’il y a déjà un public fidélisé, en tout cas qui a lu les B.D. Et donc qui, on l’espère, ira voir le film d’animation au cinéma.

 

BENJAMIN : Quel rôle tu as dans la réalisation de ce film ?
 

AURÉLIE : Le réalisateur c’est Paul Leluc. Il a notamment réalisé une série feuilletonnante sur la Seconde Guerre Mondiale qui s’appelle les Grandes Grandes Vacances. Lulu et Nelson c’est son premier long métrage. La production c’est Les Armateurs, la boîte qui a produit Kirikou, Ernest et Célestine etc. Mon rôle c’est autrice de la bible graphique donc j’ai fait tous les personnages, les figurants, une petite partie des décors.

 

FLORE : Est-ce que le fait que tu travailles en digital sur Lulu et Nelson, que tu poses tout en numérique t’est utile justement ?

 

AURÉLIE : Peu importe parce que pour Ernest et Célestine par exemple ils sont partis des albums faits à l’aquarelle et ils ont produit un rendu similaire, qui fonctionne. D’ailleurs moi je ne fais pas tout en numérique. Pour Lulu et Nelson par exemple, tous les dessins sont sur papier et je fais uniquement la couleur en digital. Pour les Carnets de Cerise par contre je faisais tout à la tablette parce que j’avais l’impression d’aller plus vite et que je n’avais pas le loisir de prendre mon temps. En tout cas pas autant que je peux le faire en ce moment.

 

BENJAMIN : Quelle(s) différence(s) tu vois entre travailler sur la tablette et le papier ?

 

AURÉLIE : Sur la tablette, j’ai vraiment l’impression de solliciter qu’un tout petit bout de mon corps. Au fur et à mesure, j’ai vraiment du mal à me concentrer. En retournant sur le papier j’ai eu d’être obligée de m’appliquer plus, de m’y mettre physiquement. Il y a aussi quelque chose d’un peu sensuel, le bruit du papier par exemple.

 

BENJAMIN : Marianne, les Carnets de Cerise, Lulu et Nelson s’adressent aux mêmes personnes ? Au même lectorat ?

 

MARIANNE : Oui je pense. Ce n’est pas forcément le même contenu. Pour autant c’est plutôt chouette d’amener les enfants qui ont aimé les Carnets de Cerise vers quelque chose d’un peu différent, en partant sur Lulu et Nelson. On peut tout à fait faire le lien. Pour moi il n’y a pas de barrière à mettre chez les enfants, c’est nous qui nous en mettons. Eux en ont beaucoup moins que nous.

 

 

BENJAMIN : Est-ce que Lulu et Nelson se conseille aussi à des adultes ?

 

MARIANNE : Oui, moi j’ai pris beaucoup de plaisir à lire cette bande dessinée. C’est vrai qu’en tant que libraire on lit de la jeunesse comme on lit de l’adulte. On fait tomber les barrières. J’avoue ne pas avoir eu l’occasion de conseiller Lulu et Nelson quand on me demande une bande dessinée ou un livre sur l’Afrique du Sud. Peut-être qu’il faudrait que j’y pense ! Selon les personnes qu’on a en face de nous il peut peut-être manquer quelque chose dans la profondeur politique étant donné que c’est quand même une B.D. jeunesse.

 

FLORE : On est sur propos historique extrêmement violent, qui cache une réalité morbide. Est-ce que, Aurélie, dans le traitement des dessins, tu t’es posé des questions ? Tu t’es dit que certaines choses étaient trop violentes pour être montrées ? Surtout pour un lectorat principalement composé d’enfants.

 

AURÉLIE : Oui, bien sûr. Par exemple dans le tome 3 -SPOIL ALERT- et suite à l’apparition d’un méchant dans le deuxième tome : suprématiste blanc qui coche vraiment toutes les cases du pire raciste de l’époque. Une scène impliquait une pendaison qui n’allait évidemment pas jusqu’au bout mais je n’avais pas envie de dessiner ça. On peut le suggérer, on peut faire comprendre l’intention mais cette image-là est tellement forte et tellement connotée que je trouve que c’est risqué, voire contre-productif de la mettre dans la main des enfants.

 

Dans le premier tome il y a également une scène violente. Au moment où Lulu est séparée de son père, le papa s’interpose face à la violence policière sur Nelson. J’ai arrêté le geste. C’est comme dans un film, qu’est-ce qu’on montre ? À quel moment on arrête le montage ? Selon moi il ne faut pas être dans la complaisance de montrer des choses violentes. Surtout avec un public jeune. De plus, la bande dessinée, avec son format elliptique, laisse encore plus de place à l’imagination du lecteur.

« On travaille sur des projets très variés. »

 

 

BENJAMIN : Ça me permet de faire une transition pour parler d’un sujet important. Tu fais partie d’une association d’auteurs. Tu peux nous la présenter, quel est son engagement ?

 

AURÉLIE : Elle s’appelle The Ink Link, c’est une association mais pas uniquement composée d’auteurs, il y a aussi des chefs de fabrication, des éditeurs. Toutes les personnes sont des professionnel(le)s de la B.D. The Ink Link a été créée par Laure Garancher qui est une autrice de bande dessinée et qui a travaillé plusieurs années à l’OMS, par Wilfrid Lupano et Mayan Itoïz, aussi auteurs de B.D. Le but est de mettre le savoir-faire de la bande dessinée au service de causes environnementales, humanitaires, d’aider des ONG ou des associations à mieux communiquer en utilisant cet outil.  

 

La plupart des associations humanitaires ou de santé, quand elles ont besoin de communiquer font appel à des graphistes qui ne sont pas sur le terrain, qui ne connaissent pas forcément les codes. Un exemple très parlant c’est le poster de sensibilisation au fait que les femmes enceintes ne doivent pas boire d’alcool. C’est un poster très stylisé avec un verre de vin et un petit fœtus dedans. L’idée est de faire passer le message suivant : quand la mère boit de l’alcool, le fœtus aussi. Sauf que, lorsqu’on va en Guyane, au fin fond de la jungle, les gens ne boivent ni du vin rouge, ni dans des verres à vin. Donc ça ne leur parle pas du tout. Ils n’ont pas les codes graphiques très stylisés de la pub.

 

C’est ce genre de cas pour lesquels on se rend compte qu’utiliser de la narration comme on sait le faire en bande dessinée, en plus en allant sur place, en tout cas en travaillant main dans la main avec les personnes concernées et bien ça fonctionne beaucoup mieux.

 

On travaille sur des projets très variés. On a fait un projet à Lyon avec Ludivine Stock qui est une autrice lyonnaise. Elle a réalisé un manuel à l’attention de femmes qui sont accueillies dans un foyer mère-enfant afin de leur expliquer le fonctionnement du foyer, les outils auxquels elles peuvent avoir accès, les professionnels qui peuvent les aider etc. Plutôt qu’elles aient de la paperasse institutionnelle qu’elles ne lisent pas, là elles ont un objet qui est super attrayant, avec des couleurs, des représentations où elles se reconnaissent. On est allées sur place avec Ludivine, elle les a dessinées, on leur a parlé, on a réuni des témoignages. C’est vraiment une application où la bande dessinée apporte quelque chose en plus.

Écoutez notre podcast avec Aurélie Neyret

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Vous pouvez retrouver l'intégrale de cette rencontre en podcast aux côtés de Flore Piacentino, coordinatrice général du Lyon BD Festival, de Benjamin Laurent, fondateur du Studio Parolox, d'un(e) libraire de Lyon et d'un auteur de bande dessinée. Des Gones en Strip est un podcast en trois parties : la chronique du “portrait traboule” lance tout d’abord l’enquête sur la vie quotidienne de l’artiste, en lien avec son attachement à la ville... Elle nous conduit jusqu’à la découverte d’un extrait audio de sa bande dessinée, dans une version “lecture BLYND” portée par des comédien·ne·s et une ambiance sonore 3D. Pour en savoir plus sur l’œuvre écoutée, l’émission passe enfin la parole à un·e libraire lyonnais·e et à sa chronique “actu praline”, permettant d’échanger avec l’auteur·trice sur son travail de création.