Pour ce neuvième épisode l'équipe des Gones en Strip est accompagnée de Théo Grosjean, auteur de la bande dessinée « L'homme le plus flippé du monde ». Nous accueillons à ses côtés Flo de la librairie Expérience bis.

 

FLO : La librairie Expérience bis est une petite librairie indépendante, juste en face du TNP (Théâtre National Populaire), à Villeurbanne. Nous sommes deux à tenir la librairie Expérience bis : Jean-Marc et moi. Nous sommes spécialisé(e)s dans la bande dessinée, on la traite comme une passion.

Je vais donc vous parler de l'homme le plus flippé du monde.

Qu'est-ce que je peux raconter de cette super petite bande dessinée ? J'ai adoré. Ce qui est super, c'est que si on est quelqu'un d'un peu flippé, on peut profiter de cet ouvrage lors de déplacements pour décomplexer ces petits moments stressant du quotidien. Quand on les lit, on se dit « Oh, mais je ne suis pas seul(e) au monde. » Je vous invite grandement à l'ouvrir, ne serait-ce que pour profiter de ce dessin assez humoristique. En plus, c'est un petit format souple qu'on peut emmener partout.

 

BENJAMIN : D'après toi, pourquoi cet album parle aux gens ?

 

FLO : D'après moi c'est parce qu'on a toutes et tous des peurs, des fois on ne met pas forcément le doigt dessus. Il y a plein de petites choses que j'ai lu dans l'album qui m'ont beaucoup fait rire.

 

BENJAMIN : Quel est ton public Théo ?

 

THÉO : En librairie et en festival, c'est principalement le public d'Internet. Je pense que je n'ai pas le même public que la plupart des auteurs de bande dessinée, dans le sens où ce n'est pas forcément des gens qui lisent de la bande dessinée habituellement. Il y a beaucoup de personnes qui viennent me voir, qui connaissent la BD par Instagram et qui ne connaissent pas forcément cet univers à la base.

« Il y a une espèce d'honnêteté, de sincérité à vouloir cet album-là en particulier »

BENJAMIN : Le parcours de cet album a commencé sur Instagram, même si ta carrière n'a pas commencé grâce à la plateforme. J'ai l'impression qu'aujourd'hui certains auteurs ont la démarche de mettre d'abord sur les réseaux sociaux, puis d'arriver à la publication. Est-ce que finalement ce n'est pas bénéfique pour les lecteurs qui ne sont pas forcément fans de bande dessinée ?

 

THÉO : Ce qui est intéressant c'est que vu que ce sont des personnes qui ne sont pas intéressées par la bande dessinée en général, il y a une espèce d'honnêteté, de sincérité à vouloir cet album-là en particulier, parce qu'elle les a touchés.

 

Pour comparer, quand j'ai sorti mon premier bouquin : un gentil orc sauvage, mon public était principalement composé d'étudiant(e)s en école d'art. Ces personnes s'intéressent à toutes les sorties. Alors c'est super aussi, mais c'est souvent le même type de profil alors que sur l'homme le plus flippé du monde ce sont des personnes de tous les milieux sociaux et de tous les âges. Je trouve ça intéressant de savoir pourquoi ils en viennent à se jeter sur un livre qui traite de l'anxiété. Ça me permet aussi de leur poser des questions.

 

BENJAMIN : Le fait de passer par les réseaux sociaux, est-ce que ça modifie ta façon de travailler, de scénariser le ton, de penser la planche finale ?

 

THÉO : C'est toujours intéressant d'avoir des contraintes en bande dessinée. À un autre niveau ça a modifié ma manière de travailler. D'ailleurs, c'est un piège potentiel (publier sur les réseaux). Comme chaque bande dessinée est « notée » par des likes et des statistiques de post, on peut savoir beaucoup de choses. Étant donné que le cerveau est très friand de dopamine, il peut y avoir le risque de vouloir refaire des recettes qui fonctionnent, de se perdre dans la contemplation de ses propres réussites.

 

Je pense que c'est important de ne pas culpabiliser à créer des posts qui fonctionnent moins. Même si ça parle à moins de gens, il ne faut pas s'inquiéter. Il faut vraiment rester libre. Mais c'est vrai que c'est compliqué. 

 

Il y a quelque chose d'assez pernicieux dans les statistiques d'Instagram : la courbe du nombre d'abonnés qui varie. Logiquement plus on en a, plus on en perd et plus on en gagne. Mais comme le cerveau a tendance à retenir plus facilement le négatif, le nombre d'abonnés qui grandit : on le voit de moins en moins. Le nombre d'abonnés qu'on perd : on le voit de plus en plus. Sauf que proportionnellement, le chiffre est le même.

 

Les réseaux sociaux sont réfléchis pour nous donner envie de toujours faire plus de chiffres. Le processus a été décortiqué, étudié par des scientifiques, des neurologues, et c'est là qu'intervient une sorte de piège. C'est le même piège pour tout le monde. L'avantage c'est qu'au niveau de la publication de mes bouquins, je ne suis pas dépendant des réseaux. Ça me donne une certaine liberté et je tiens vraiment à garder cette liberté.

 

FLORE : En parlant d'autres livres et de changements d'audience et de public, tu as une coloriste pour un nouveau projet jeunesse : Elliot au collège. Comment est arrivée cette envie de faire Elliot ? Est-ce que ça va sortir de l'autobiographie ?

 

THÉO : Oui ça sort un peu de l'autobiographie, même si c'est assez proche de l'homme le plus flippé du monde en terme de thématique. C'est un petit garçon qui rentre au collège et qui est très effrayé par ce monde hostile. Par contre je prends beaucoup plus de liberté de narration. J'essaye moins de coller au réalisme des situations. Par exemple, le personnage est toujours accompagné par un petit monstre qui représente ses angoisses. C'est une autre façon de raconter, qui est plus classique. C'est de la planche classique franco-belge. C'est un exercice qui me plaît beaucoup, je trouve que c'est à la fois très dur et très formateur. On doit arriver à construire une histoire, à garder un fil rouge. Chaque planche doit se lire indépendamment. 

FLORE : La contrainte que tu décris est liée à une pré-publication dans le magazine Spirou ?

 

THÉO : Effectivement, mais ce n'est pas lié à l'album. C'était un exercice auquel se confrontaient beaucoup d'auteurs dans le passé et qui l'est de moins en moins du fait que la presse bande dessinée survit difficilement. Aujourd'hui, il reste Spirou qui fonctionne bien et Fluide glacial, mais globalement ce n'est pas facile.

 

FLO : Internet a ouvert la bande dessinée à plus de monde. On s'est rendu compte qu'il n'y avait pas seulement de la jeunesse qui était publiée et paradoxalement, ça fait couler certains magazines qui étaient vraiment spécialisés dans la BD. Quand on voulait avoir une information sûre, on se référait à ces magazines. Aujourd'hui le fait d'avoir simplement à toucher un écran pour pouvoir avoir des informations, ça rend la survie de ces magazines encore plus difficile.

 

THÉO : Ça correspond globalement à la chute de la presse papier. Mais dans la bande dessinée, ça a été encore plus dur. C'est dommage parce que c'est un exercice qui permet à la fois une rémunération beaucoup plus correcte pour les auteurs. Et à la fois c'est un exercice très gratifiant parce qu'on sait que toutes les semaines, les lecteurs, les lectrices du journal ont accès à l'univers qu'on propose et s'attachent aux personnages.

 

C'est une autre façon de publier, qui se rapproche de ce que je fais avec l'homme le plus flippé du monde. C'est pour ça d'ailleurs que Morgane, le rédacteur en chef de Spirou, m'avait contacté.

« Il y a une certaine complexité, il faut rentrer dedans »

 

 

FLO : Pour finir, une dernière question que j'aime bien poser : quelle est ta bande dessinée préférée ?

 

THÉO : Elle est super dur cette question. Plus on en lit et plus ça devient difficile d'y répondre. Une des bandes dessinées qui m'a le plus marquée récemment est, je pense, Jimmy Corrigan de Chris Ware. Ça a vraiment changé ma façon de percevoir les possibles de la bande dessinée. Ce n'est pas toujours un album qui plaît – dans le sens où il peut paraître élitiste. Il est très déstructuré et chaque planche change beaucoup de la précédente et de la suivante. L'auteur joue avec la forme pour donner une représentation la plus proche possible des émotions que ressent le personnage. Je trouve ça bouleversant quand on s'intéresse à la bande dessinée. Ça demande une certaine exigence, c'est pour ça que souvent ce sont des lecteurs aguerris qui vont se diriger vers ce type de BD.

 

D'ailleurs Chris Ware en avait parlé dans une interview. Il disait que justement, lui, il cherchait à ce que la personne qui lit sa BD accepte que la lecture ne va pas être aussi hypnotisant qu'un comics, qu'un manga. Il y a une certaine complexité, il faut rentrer dedans mais une fois acceptée, la lecture est d'une très grande richesse. C'est assez vertigineux.

 

L'ouverture de sa dernière BD Rusty Brown, représente un enfant qui regarde la neige tomber par la fenêtre et pendant plusieurs pages, on voit un flocon sous plusieurs angles. On le voit de très près, en zoom, en dézoom. Cette façon de représenter le réel, ce vertige qu'on a lorsqu'on est enfant, il le fait ressentir dans la bande dessinée. Ce sont des petits moments de contemplation qu'il essaye de retranscrire le plus fidèlement possible.

FLORE : Tout ce que tu aimes justement dans cette bande dessinée américaine indépendante se retrouve énormément dans un ouvrage dont j'aimerais qu'on dise deux mots, même s'il n'a pas eu la même médiatisation sur les réseaux sociaux : Le Spectateur.

 

FLO : Je l'ai mis en coup de cœur quand il est sorti. On a presque l'impression d'être dans un jeu vidéo puisqu'on vit tout à travers les yeux du personnage. C'était assez incroyable.

 

FLORE : On suit donc un personnage enfant. On sent ton habitude à traiter de l'intime dans son regard. Tu prends aussi un parti pris qui est celui d'être vraiment dans un regard intérieur. On voit les cases à travers les yeux de l'enfant. C'est pour ça que ça s'appelle le spectateur. On retrouve justement ces codes de la bande dessinée américaine que tu décrivais. Et franchement une très belle lecture pour explorer ton univers, au-delà de l'autobiographie.

Des Gones en Strip avec Théo Grosjean

Des Gones en Strip avec Théo Grosjean