Pour ce huitième épisode l’équipe des Gones en Strip est accompagnée de Marie Avril, dessinatrice de la bande dessinée Divine. Nous accueillons à ses côtés Marianne de la librairie LA BD.

 

MARIANNE : Je vais vous parler de l'album Divine – vie(s) de saint Bernard avec au scénario Eddy Simon et au dessin Marie Avril, qui est paru aux éditions Futuropolis. Il raconte la vie de Sarah Bernhardt, qui débute un peu comme un scénario parce qu'on ne connaît pas sa date de naissance. L'acte de naissance de Sarah a brûlé dans un incendie. Elle est née d'un père inconnu. Sa mère a visiblement d'autres préoccupations que s'occuper d'elle. Elle a une adolescence un peu agitée. Est-ce que ce sont les prémices de la femme qu'elle va devenir ? Suspens. Elle hésite à entrer dans les ordres. Finalement, elle choisit le théâtre avec succès, puisqu'elle va devenir la première comédienne star mondialement connue. Elle connaît son premier grand succès avec Ruy Blas de Victor Hugo si je ne dis pas de bêtise. Ensuite, elle enchaîne les honneurs. Elle devient la muse des plus grands : Hugo, Zola, Rostand, Victorien Sardou… Et bien d'autres. Elle a embauché un imprésario. Je ne sais pas si c'était commun pour l'époque. Mais si jamais ce n'est pas le cas, ça fait encore une pionnière dans son domaine. Quand sa carrière va un peu moins bien, elle part aux Etats-Unis pour faire une tournée triomphale, elle est aussi partie en Grande-Bretagne.

Au-delà de sa carrière, c'est une femme engagée, féministe et bisexuelle. Elle s'est engagée contre la peine de mort. Elle n'hésite pas à prendre des décisions qui sont controversées pour l'époque et à défendre ses idées. Et puis, elle est médiatisée. Alors qu'elle est déjà connue elle transforme l'Odéon en ambulance et va aussi sur le front directement. Ce qui est assez fou aussi pour quelqu'un de connu à ce stade-là. Je connaissais sa carrière, je savais que c'était une des plus grandes en France mais je n'avais pas pris conscience de l'ampleur du personnage que c'était. Ni de la modernité aussi qu'elle peut avoir, même encore maintenant. Pour mettre en scène une telle personnalité, on a Eddy Simon et Marie Avril dont c'est la deuxième collaboration après Confidences à Allah, qui était déjà parue chez Futuropolis.

 

J'ai beaucoup aimé le découpage en chapitres de l'album, comme autant d'actes des vies de Sarah Bernhardt. À chaque début de scène on a un lever de rideau avec des affiches inspirées des années 1850. Le dessin est génial, les personnages sont hyper expressifs. J'adore les couleurs utilisées à chaque fois, il y a un ton qui donne l'ambiance à chaque scène. C'est un peu plus gris pendant les scènes de guerre, beaucoup plus chatoyantes quand on est sur scène où elle s'éclate.

 

Cette peinture de la couverture est également très belle. On voit le visage de Sarah ouvert en deux, avec tout ce qui lui fourmille dans la tête. Marie, j'ai une question. J'ai lu que c'est toi qui avais proposé le projet éditions. Pourquoi et comment ?

« Il faut savoir tout gérer : les décors, les personnages, les attitudes, la narration... »

 

 

MARIE AVRIL : Ceux et celles qui me connaissent savent très bien que je ne voulais pas faire de la bande dessinée. J'ai fait le premier album avec Eddy, et finalement, ça s'est bien passé. Mais c'était quand même un peu long pour un premier album puisqu'il fait 72 pages. Donc je n'étais pas sûre d'en refaire après. J'avais testé, et ça avait quand même plutôt bien marché. Finalement, j'étais déjà fascinée par Sarah Bernhardt parce que je l'avais vu sur des affiches de Mucha. Des reproductions, évidemment. J'avais lu ses mémoires, qui s'appelle Ma double vie. J'ai donc dit à Eddy que si je devais refaire une bande dessinée, ce sera sur Sarah Bernhardt.

 

BENJAMIN : C'est très intéressant ce que tu viens de dire. Tu ne voulais pas faire de bande dessinée. Pourquoi ? Qu'est-ce que tu voulais faire ?

« J'aime bien bosser dans différents domaines, pour différents publics, sur différents supports »

MARIE : On va commencer dès le début. Déjà, je n'ai jamais été une grande passionnée de bande dessinée. Donc quand j'étais petite, il n'y avait pas énormément de BD. Je n'ai jamais eu ce fantasme d'être éditée en bande dessinée. Donc, je suis allée à l'école pour apprendre à dessiner. Au début je voulais faire de l'animation et quand j'ai vu que c'était très long parce qu'on faisait de l'animation 2D, je me suis dit que j'étais un peu flemmarde et que j'en ferais certainement pas.

 

Je voulais plutôt faire de l'illustration et on a eu des cours de bande dessinée avec des professeurs qui s'appellent Jérôme et Olivier Jouvray. J'étais la première promotion quand ils sont arrivés dans cette école-là (Emile Cohl). Donc, on faisait évidemment des bandes dessinées pour les cours et ça me plaisait sauf quand ils nous donnaient à des sujets comme un match de foot, ça et bien je n'aimais pas particulièrement. Donc je pensais que je ne ferai pas de bande dessinée, parce qu'en plus c'était très long.

 

Il y a beaucoup de cases, il y a beaucoup de bulles. Il faut savoir tout gérer : les décors, les personnages, les attitudes, la narration... Je ne me sentais pas trop de faire ça. 

 

 

BENJAMIN : C'est pour ça que dans ta bibliographie on retrouve des ouvrages de coloristes, des ouvrages que tu as fait en collaboration avec d'autres auteurs.

 

MARIE : Effectivement. Je suis dessinatrice. Donc, à partir du moment où il faut faire du dessin ou mettre des choses en couleurs, je le fais. Si en plus, ça raconte des histoires, c'est bien. Mais j'aime bien bosser dans différents domaines, pour différents publics, sur différents supports. Ça m'est arrivé pour deux albums de faire les couleurs parce que, en fait, c'est l'étape que je préfère en bande dessinée, c'est la mise en couleur. Je pense en couleur et c'est vraiment le moyen narratif qui me plaît le plus.

 

FLORE : Marianne parlait justement de tes couleurs. Est-ce que tu peux nous dévoiler les coulisses des techniques que tu utilises pour faire ton noir, tes traits ? Et à l'inverse, il me semble que pour tes couleurs, tu travailles plutôt sur du numérique.

 

MARIE : Ça dépend des albums. Sur Divine, au début de mon storyboard c'est plutôt à la tablette. Une fois que j'ai le storyboard et qu'il est validé avec Eddy. Je fais une espèce de crayonné au bleu, toujours sur tablette. Ça me permet de pouvoir tirer un trait de perspective, avoir mes photos de référence parce que j'ai quand même dû travailler des vues de toits de Paris 19ᵉ. Ce n'était pas sympa du tout. Donc c'était bien d'avoir les outils numériques pour placer tout ça.

Une fois que ma planche crayonnée au bleu est finie, j'imprime sur une feuille Canson au format A3 et là je viens faire l'encrage avec un feutre pinceau. Et d'ailleurs, la mine est tellement souple que je ne sens pas vraiment quand je touche le papier. Je ne sens pas le crissement, je ne sens pas trop la matière, ce qui me permet d'avoir un trait qui n'est pas forcément très juste. Et c'est ce que j'aimerais avoir de plus en plus. C'est bizarre dit comme ça, mais en sortant de l'école, on apprend vraiment le dessin de façon très académique. Pour moi, ça a toujours été dur de me détacher de la technique et de me détacher du "juste" et du "beau" et d'aller vers quelque chose de plus expressif, même si ce n'est pas hyper droit.

 

Puis j'ai mis les quelques ombres et quelques amorces avec du fusain pour apporter un peu de matière. Je scanne la planche puis je fais la couleur en numérique. Mais vu que je fais beaucoup de peinture en tradi à côté, quand je mets en couleurs en numérique, ça reste une approche peinture. Il y a beaucoup de matières et de grains dans les brosses numériques que j'utilise.

 

BENJAMIN : J'ai une petite question pour Marianne, qui connaît bien le monde de la librairie. La bande dessinée est en train de se métamorphoser complètement. On part d'histoires très garçon avec des super-héros dans le comics, avec le côté franco belge, le traditionnel Tintin, Spirou, etc. De plus en plus, des autrices comme Marie Avril apportent des histoires de femmes. Comment est-ce que c'est perçu par le public ? Est-ce que c'est un nouveau public ou un public qui était ancré, qui se tourne vers ces histoires ?

 

MARIANNE : Je dirais que c'est un peu les deux. Il y a toujours le public traditionnel de ce que j'appelle « la BD à papa ». D'un autre côté il y a beaucoup plus même de biographies, de femmes essentiellement. Donc il y a le public traditionnel qui aime la bande dessinée, qui va, quoiqu'il arrive, acheter un peu tout ce qui sort. Après je vais être très cliché, mais les hommes qui achètent leur fameuse « BD à papa », souvent ils sont mariés. Et leurs femmes disent souvent qu'elles n'aiment pas la bande dessinée. Pourtant quand on leur montre un des choses un peu différentes, et bien ça les attire.

 

BENJAMIN : Quel est le public qui est directement attiré par un album comme Divine ?

 

MARIANNE : La bande dessinée Divine match un peu avec tout le monde, puisque Sarah Bernhardt tout le monde connaît. C'est donc un public assez varié : du fan de bande dessinée à l'étudiant en art ou en théâtre.

 

FLORE : En parlant de théâtre, il y a eu la comédie Odéon, théâtre du centre de Lyon, une pièce qui a été diffusée fin d'année 2021 et qui s'appelait « Le naturel… mais le sublime, c'est mieux ». C'est une pièce sur la vie également de Sarah Bernhart. Marie je crois que tu as eu la chance de rencontrer, voire de collaborer avec cette troupe qui a monté la pièce.

« On découvre deux personnages hyper crédibles, hyper touchants »


 

FLORE : En parlant de théâtre, il y a eu la comédie Odéon, théâtre du centre de Lyon, une pièce qui a été diffusée fin d'année 2021 et qui s'appelait « Le Naturel c'est bien… mais le sublime, c'est mieux » (écrit et interprété par Ivan Gouillon, comédien chez BLYND). C'est également une pièce sur la vie de Sarah Bernhart. Marie je crois que tu as eu la chance de rencontrer, voire de collaborer avec cette troupe qui a monté la pièce.

 

MARIE : C'est une pièce de théâtre qui met en scène un personnage fictif qui s'appelle Igor, qui traverse un petit peu les époques. Il y a un premier spectacle qui s'appelle « Life is bathroom and I have a boat », qui met en scène ce personnage-là. On le retrouve dans cette pièce où il croise Sarah Bernhardt, ils sont donc tous les deux sur scène. C'est super. On les suit sur plusieurs années. C'est très drôle, c'est très émouvant et on découvre deux personnages hyper crédibles, hyper touchants.

 

Ce qui est très drôle, c'est que j'ai rencontré Ivan Gouillon, qui joueIgor et il m'a proposé d'exposer les planches de la BD Divine dans le théâtre de l'Odéon. Quand je suis arrivée le jour de l'accrochage, j'ai dû faire une sélection. Je n'allais pas exposer 180 planches. Et finalement, on s'est aperçu qu'il y a beaucoup de passages que j'évoque dans la bande dessinée, que j'avais également exposés, qu'il a aussi choisi d'évoquer dans la pièce. Donc, finalement, les deux correspondaient très bien : l'exposition et la pièce.

FLORE : Il y a eu une résonance. Ce n'est pas venu en confrontation avec toi, l'imaginaire, les représentations que tu t'étais faites. Vous avez, en tant que contemporains, gardé un peu la même essence.

 

MARIANNE : Ça veut dire qu'elle a une aura, encore aujourd'hui.

 

BENJAMIN : Ça revient à ma question : qu'est-ce qu'un(e) grand(e) artiste ? On peut dire que c'est quelqu'un qui, encore aujourd'hui, continue de nous inspirer.

 

MARIE : Oui, je pense. Et puis, qui était très influent à son époque. Aujourd'hui, on a des influenceurs et les influenceuses. Avant, on avait Sarah Bernhardt. Elle a finalement inventé l'idée même du buzz. Sarah s'est mise à dormir dans un cercueil. Est-ce qu'elle dormait vraiment dedans ? On ne sait pas trop. Mais elle faisait venir des journalistes, des photographes en leur demandant de la prendre en photo, de faire des cartes postales pour les diffuser dans tout Paris, pour faire parler d'elle. Quelques années après, Michael Jackson faisait pareil avec son caisson à oxygène.

 

Elle a inventé le star system.