Ce mois-ci nous accueillons Simon de la libraire LA BD pour l’actu praline. Une chronique qui donne la parole à un libraire à propos d’une œuvre de l’auteur invité.  

 

« Didier Tronchet, quel plaisir, quel bonheur, quel honneur de me retrouver en votre présence. Je crois que je peux dire sans exagérer, et vous verrez que ce n’est pas mon genre, que depuis mon plus jeune âge ingrat -parce que mes parents n’étaient pas fous, ils ne m’ont pas laissé lire vos BD avant un certain âge- vous avez été présent à mes côtés, à chaque étape importante de ma vie. Vous m’avez appris l’art délicat et subtil de la séduction avec Jean-Claude Tergal. Vous m’avez enseigné à naviguer avec classe dans les plus hautes sphères avec Raymond Calbuth. Vous m’avez montré comment élever mon âme avec Sacré Jésus !

 

Bref, je vous dois l’homme que je suis aujourd’hui. Fort heureusement pour vous je ne suis pas rancunier.

 

Mais s’il y a bien un sujet sur lequel je pensais que vous n’auriez pas grand-chose à m’apprendre… Pourriez-vous ne jamais me pardonner telle prétention ? En fait je sais que vous pourrez. Car comme je l’ai dit plus tôt, vous avez écrit Sacré Jésus ! œuvre tout entière dédiée au tendage de l’autre joue et au pardon et qui est, je le rappelle, à la bande dessinée ce que la chapelle Sixtine est à l’art en général. Vous voyez quand je dis que je n’ai pas tendance à exagérer…

« Qui est ce fameux ou plutôt ce mystérieux Jean-Claude Rémy ? »

 

 

Un sujet disais-je sur lequel vous n’auriez pas grand-chose à m’apprendre c’est donc bien la chanson. Pensez donc ! J’ai chez moi une collection de vinyles qui m’aurait permis de rester ouvert pendant le dernier confinement pour peu que j’ai décidé de vendre mes précieux disques (entre nous, pas moyen) avec suffisamment d’album aux chansons contestataires pour alimenter une vingtaine de fête de Luma, au moins. Des centaines de groupes hippies, sentant encore le patchouli. Et des milliers de vinyles de Ferré, Ferra, des grands Georges Brassens et Moustaki, de Barbara, de Brel, de Jacques Brel pas Francis Ca… Et de la grande Anne Sylvestre (pardon pour cette vanne pourrie). Bref de quoi voir, ou plutôt entendre pendant les cinquante prochaines années, de quoi crâner pendant au moins autant de temps.

 

Et là, surprise, BIM.

 

Votre dernier album, un album de bande dessinée, je recentre le propos, est accompagné d’un album de musique. Je ne sais pas si vous me suivez. Un album de Jean-Claude Rémy et là je m’interroge. Car c’est à peine si Google, notre maître à penser à tous, me propose une ou deux pochettes en visuel, pas plus. Mais alors, qui est ce fameux ou plutôt ce mystérieux Jean-Claude Rémy ? Pour le découvrir il va falloir partir avec vous à la recherche du chanteur perdu. Alors vous savez, certaines chansons vous trottent parfois dans la tête, une heure, un jour, parfois plus. Pour Jean, le héros de cette histoire c’est tout un album qui lui trotte dans la tête et ça, depuis quarante ans. Cet album c’est un obscur disque d’un chanteur sombré dans l’oubli : Rémy Bé, dans la vraie vie Jean-Claude Rémy. Et pour cet ancien rebelle devenu bibliothécaire ce disque est comme une bouée à laquelle il se raccroche dans les moments les plus durs de sa vie. Lorsque le burn-out le prend cela lui apparaît comme une évidence : il lui faut retrouver ce chanteur et tout lui dire. Commence alors pour Jean une quête folle et imprévisible avec pour seul indice les paroles à demi oubliées du disque depuis longtemps perdu. Va-t-il y arriver ? Pour le savoir il vous faudra lire le livre et en écouter la musique. En tout cas, en ce qui me concerne, c’est sûr, le Chanteur perdu a gagné un nouveau fan. »   

DIDIER : Et bien je suis désolé d’avoir contribué à l’homme que tu es effectivement. Si j’avais su je me serais un peu appliqué. En tout cas c’est très touchant pour moi et spécialement pour cet album-là d’avoir des réactions comme ça. Effectivement si en plus tu es un amateur de chansons, c’est un challenge supplémentaire. Je raconte l’histoire d’un type qui est un familier avec ce domaine donc je ne peux pas raconter n’importe quoi. Il faut que je sois documenté. Ce qui est le cas d’ailleurs parce que c’est ma vraie passion depuis très longtemps. Elle m’a amené au bout de la Terre puisque j’ai dû, pour retrouver ce chanteur, aller SPOIL ALERT jusqu’à Madagascar sur un îlot au large du pacifique.



BENJAMIN : Tu as passé six mois là-bas d’ailleurs, non ?

 

DIDIER : Alors oui, c’est intéressant de pratiquer le voyage comme ça. J’aurais pu y passer trois jours, quatre jours, rencontrer ce type, faire une interview et dire « Wow, c’est super » mais non. J’avais vraiment envie de le côtoyer et puis de m’imprégner de la vie sur une île. Je pars sur un autre sujet maintenant mais cette aventure m’a inspiré un autre album : Robinson, père et fils. C’est l’histoire d’un type, comme moi, qui se retrouve tout seul sur une île, qui est un peu ultra connecté comme on l’est tous. Là il se retrouve sans portable, sans connexion, sans électricité, sans eau courante, ni eau chaude pour se doucher, sans rien du tout, avec son fils. Toutes les conditions sont réunies pour le drame. Je voulais également vivre avec ce chanteur, de voir qui il était vraiment. Je l’écoutais pendant une trentaine d’années, j’ai continué à l’écouter, ce qui est quand même assez rare. J’avais un attachement assez particulier pour lui, quelque chose en lui me fascinait. Je ne sais pas, sa voix, sa mélodie. En même temps je ne le connaissais pas donc quand je suis arrivé, ce que je raconte dans le livre, c’est l’énorme déception forcée de se dire « En fait pendant tout ce temps il a vieilli cet imbécile ! » J'avais dans la tête cette allure jeune qu’il avait, rebelle avec ses longs cheveux et sa guitare sur le dos. En fait, entre temps il était devenu une espèce de pacha sur cette île en train de jouer aux boules. Tout le personnage que je m’étais fabriqué s’effondrait, il fallait donc que je m’en reproduise un autre, plus proche de la vérité et peut-être sans doute plus intéressant que la fiction.

« L’envie dévorante de partager cette aventure et la foi que j’ai dans l’histoire »

 

 

BENJAMIN : Il y a quand même quelque chose qui est très étrange et à la fois mystérieux et magique dans cet album. On part quand même sur un album qui a du handicap : un chanteur qu’on ne connaît pas, une histoire qui peut sembler pas attirante et pourtant ça marche. Comment tu fais ? C’est quoi la recette ? Est-ce que c’est l’honnêteté que tu mets dedans ? Qu’est-ce qui fait que tu nous happes comme ça dans cette histoire ?

 

DIDIER : Et bien si je le savais je referais la recette à chaque fois. Quelques jours avant la sortie du livre je me suis dit « Mais imbécile, qu’est-ce que tu as fait ? Qui va s’intéresser à un chanteur des années 70, connu de personne et à un type qui part à sa recherche, un pauvre bibliothécaire du 18e arrondissement qui fait un burn-out ? » Voilà le maigre sujet que j’avais. J’y suis allée avec la seule chose que je connaisse en moi : l’envie dévorante de partager cette aventure et la foi que j’ai dans l’histoire. À un moment donné je me suis dit qu’il y a quelque chose derrière. J’ai une intuition comme ça, mais je peux me tromper. D’ailleurs j’ai cru, quelques jours avant la sortie du livre, que je me trompais. Or, il s’est avéré qu’au contraire je n’ai jamais eu un retour aussi chaleureux pour aucun livre que j’ai fait.

 

BENJAMIN : Est-ce que ce n’est pas aussi ce titre un peu mystérieux : Le chanteur perdu ?

 

FLORE : C’est presque même une question pour Simon, notre libraire ?

 

SIMON : Alors je ne sais pas trop. Didier disait qu’il y avait la confiance en l’histoire, le sujet. Il y a quelque chose que je rajouterais c’est que tu as mis une grande confiance dans les chansons et c’est vrai qu’en cherchant ce chanteur perdu je crois ne pas trop spoiler quand je dis que quelque part le personnage s’est trouvé aussi. Ce mélange de fiction et de réalité donne vraiment une profondeur, une densité et en même temps une légèreté vraiment très forte à ce récit.

 

DIDIER : Ce sont des paramètres impossibles à maîtriser. Si j’avais commencé en me disant qu’à la fois il fallait de la profondeur, de la légèreté et que le personnage croit lui-même à son histoire, c’est trop compliqué.

La grande foi et force du narrateur c’est quand il n’a pas conscience de l’envergure du problème ni de la hauteur de la montagne. C’est un grand principe, si on regarde la hauteur de la montagne, on est découragé et donc c’est impossible. Moi j’y vais sans savoir la difficulté. C’est un des grands secrets des narrateurs c’est qu’on est comme le lecteur en fait, quand on ne sait pas où on va. On avance dans le mystère même si tout à coup tout peut basculer. C’est le risque à prendre. Il faut se lancer. C’est en se lançant dans le vide d’une histoire, qu’on sait ce qu’il se passe.

FLORE : Est-ce que la fiction revendiquée est une aide pour gravir cette montagne que tu nous décris : se lancer dans un projet et de ne pas savoir où est-ce qu’il va ? C’est très intriguant le fait d’avoir choisi de renommer le chanteur Rémy Bé alors que dans le même temps grâce à l’album, la musique, on connaît son identité véritable : Jean-Claude Rémy. Est-ce que le fait de lui donner un autre nom dans la B.D. était justement une porte ouverte pour pouvoir changer à tout moment de trajectoire dans le projet ?

 

DIDIER : Comme si je me prévoyais une porte de secours ? Pas tout à fait parce que l’avoir renommé ça me mettait à l’aise par rapport à sa famille notamment. Peut-être même vis-à-vis de lui s’il n’était pas tout à fait d’accord avec la manière dont je l’ai mis en scène.

 

FLORE : Tu as vraiment commencé le projet avant de l’avoir rencontré ?

 

DIDIER : Non, sur l’île j’ai écrit le projet de manière écrite, je n’ai pas dessiné du tout. Quand je suis revenu, j’ai laissé reposer. Je me suis dit que ça ferait une bonne bande dessinée. Je ne savais pas ce que ça allait donner.

« Le passage par la fiction m’a mis à l’aise parce que le personnage principal est très proche de moi »

 

 

SIMON : Il existe une version romanesque également ?

 

DIDIER : Effectivement et j’ai commencé par celle-là. Sur l’île j’ai écrit le roman. Ce qui boucle l’histoire parce qu’à la fin le narrateur du livre dit « De tout ça j’ai fait une histoire que j’ai écrite et ça va peut-être donner un roman, je n’en sais rien ». Son rêve étant que ce roman aille dans sa bibliothèque de quartier. Ce qui serait pour lui une grande victoire par rapport à ses collègues : d’être non plus qu’un bibliothécaire mais d’être sur les étagères.

En tout cas le passage par la fiction m’a mis à l’aise parce que le personnage principal est très proche de moi. Le fait que ça ne soit pas moi, ni mon prénom, ni ma fonction me libère tout de suite et laisse ouvertes plein de portes. C’est plein de possibilités. Et surtout, les personnages prennent leur autonomie et ça c’est une des grandes lois que connait les raconteurs d’histoires. À un moment donné on est bordé par les personnages qui vivent leur vie et à qui on ne peut plus faire n’importe quoi. Ça c’est le plus intéressant.

Tout à coup c’est le personnage qui vient te taper sur l’épaule pour te dire « Hum je ne suis pas sûr que je ferais ça tu vois… » Comme un acteur finalement. À ce moment-là je m’en remets à une espèce de fantôme que j’ai créé avec mon propre matériel émotionnel et qui n’est plus vraiment moi. Il va vivre tout seul. Ça, c’est la grande réussite. Quand on est trop collé au récit en tant que personne, on le limite. Au contraire quand il prend son envol on sent qu’il y a le miracle et la magie de la fiction qui s’est emparé du récit, qui a transformé une histoire normale/moyenne en quelque chose d’exceptionnel. J’essaye que dans cette histoire, ce soit le cas.

Des Gones en Strip avec Didier Tronchet

Des Gones en Strip avec Didier Tronchet

Vous pouvez retrouver l'intégrale de cette rencontre en podcast aux côtés de Flore Piacentino, coordinatrice général du Lyon BD Festival, de Benjamin Laurent, fondateur du Studio Parolox, d'un(e) libraire de Lyon et d'un auteur de bande dessinée. Des Gones en Strip est un podcast en trois parties : la chronique du “portrait traboule” lance tout d’abord l’enquête sur la vie quotidienne de l’artiste, en lien avec son attachement à la ville... Elle nous conduit jusqu’à la découverte d’un extrait audio de sa bande dessinée, dans une version “lecture BLYND” portée par des comédien·ne·s et une ambiance sonore 3D. Pour en savoir plus sur l’œuvre écoutée, l’émission passe enfin la parole à un·e libraire lyonnais·e et à sa chronique “actu praline”, permettant d’échanger avec l’auteur·trice sur son travail de création.