Pour ce cinquième épisode l’équipe des Gones en Strip était accompagnée de Jean-Christophe Deveny, scénariste de la bande dessinée Géante et de Vincent de la librairie BD fugue Café Annecy qui fête son quarantième anniversaire.


VINCENT : Au début c’était une petite librairie de trente mètres carrés, c'était cohérent il y a quarante ans par rapport au monde de la bande dessinée. Et il y a un peu plus d'une vingtaine d'années, c'est devenu une librairie café. Donc, c'est une vraie librairie, spécialiste B.D. mais avec un concept bar en plus. On s'est rendu compte que le côté spécialiste pouvait être intimidant. Et le café est plutôt très convivial. Donc ça permet d'avoir la compétence, avec la convivialité en même temps.

 

Géante a vraiment été une bande dessinée qui m'a subjugué. En 20 ans de librairie, je crois que c’est la première fois que j’ai eu envie de serrer un album fort contre moi après l’avoir fermé. J'ai vraiment vécu un attachement à l'univers, mais aussi un attachement à Céleste, cette femme géante. Bébé, elle va intégrer une fratrie de six garçons. Au début ce bébé, Céleste donc, n'était pas là pour rester mais finalement les parents n'ont pas eu de fille, ils décident donc de la garder et de l'élever. Céleste va ainsi grandir parmi tous ces garçons.

 

Petit à petit, ils vont s'émanciper, ils vont chercher du travail, ils vont partir. Le jour où elle veut aller voir la ville, et bien non. Effectivement, elle est géante, on va lui jeter des cailloux. Sauf que finalement on se rend compte que c’est plutôt parce que c’est une fille que ses parents ne sont pas prêts à la laisser s’échapper. Elle va quand même être amenée à partir et va même nous emmener dans un voyage extraordinaire qui n'a rien à envier à Gulliver. On va découvrir des contrées extraordinaires, on va aussi avoir un récit aussi introspectif que sociétal, et sur la condition des femmes. On va se rendre compte qu’étant donné que Céleste est une femme, il y a un combat supplémentaire pour beaucoup de choses. Elle va se découvrir, elle va découvrir les autres. Elle va aussi, finalement, faire changer un certain nombre de mentalités.

Je trouve que c'est une lecture qui ouvre énormément les horizons du lecteur et de la lectrice. Effectivement je pense qu'on grandit nous aussi avec cette géante, avec cette lecture vraiment remarquable, qui est belle dès la couverture. Rien que la couverture, on peut passer des heures devant, à se raconter des choses juste avec ce dessin de Núria Tamarit faussement simple mais très évocateur. On est sûr quelque chose de, je ne pense pas exagérer en disant ça : prodigieux. Cette lecture a été époustouflante.
 

JC DEVENEY : C’est toujours très touchant. Ça peut paraître un peu cliché ou démagogique de dire qu'on est touché par les gens qui aiment les albums, mais moi avec Géante, c'est la première fois que ça prend une telle ampleur. Il y a quelque chose de très émouvant quand les gens en parlent, prennent le temps d'en parler, vont faire des post sur Instagram. Je suis toujours hyper ému par ça. Núria Tamarit a fait un travail incroyable sur cet album.

D’ailleurs c’est évidemment parce qu'elle a fait ce travail que l’album fonctionne. C'est une dessinatrice qui est encore relativement jeune. Elle n'a pas trente ans. Elle a un talent incroyable. Je pense que ça va être quelqu'un qui va faire de très grandes choses dans la suite de sa carrière en B.D., en illustration. Ça a été un bonheur de travailler avec elle. On repart sur un nouveau projet ensemble. Je suis en train d'écrire les premières d'un autre bouquin qui ne sera pas une suite de Géante, mais qui sera dans le même univers.

 

FLORE : C'est un genre de conte et il me semble, dis-moi si je me trompe Vincent, mais qu'il n’y en a pas souvent dans le rayon adulte. Souvent, le conte est plutôt réservé au rayon jeunesse. Je me demandais : souvent les contes ont tendances à simplifier, à être toujours dans le présent. On ne peut pas vraiment faire de flashback. Et pour autant tu nous offres un roman graphique assez monstre dans lequel il se passe plein d’aventure.

 

JC DEVENEY : Avant le conte mes premières références étaient Gargantua, Pantagruel. Tout d’un coup, la question c’était : qu'est ce qui se passerait si, au lieu d'avoir des gars, on avait un personnage féminin comme personnage de géant ? Le conte, c'est quelque chose qui m'intéresse. C’est un genre comme un autre. Et ma mégalomanie de scénariste fait que j’aimerais tous les épingler plus ou moins. Ce qui m'intéresse dans le conte, ce qui est fascinant, c'est que c'est universel. C'est quelque chose qui cherche à simplifier pour justement aller vers une forme d'universalité. Mais jusqu'à présent, le conte ça a été codifié aussi par les sociétés et les cultures dans lesquelles il a évolué, et donc des sociétés plutôt patriarcales où on a des codes très arrêtés : des princesses qui sont passives et qu'on doit sauver, les chevaliers qui agissent, etc.

Ce qui était intéressant, c'était d'utiliser tout ce bagage-là, et d'aller le twister, le déformer et de voir ce qui se passait quand on injectait autre chose dedans, pour faire réfléchir à des thématiques plus actuelles. À travers cette simplification, on arrive aussi à universaliser les enjeux, les problématiques.

« On utilise le ressenti pour faire comprendre les choses »

 

 

FLORE : Ce sont vraiment les adultes qui se sont tournés vers Géante ? Vincent, qu'est-ce que tu as senti dans ta librairie ?

 

VINCENT : On dirige aussi un petit peu nous-mêmes, selon là où on place les ouvrages. Pour moi, c'est un ouvrage qui peut se démarrer à l'adolescence de manière évidente. La pré adolescence, pourquoi pas. Mais la particularité du conte, c'est qu'il y a plusieurs niveaux de lecture, donc plusieurs niveaux de compréhension selon la maturité du lecteur, de la lectrice. Selon son vécu, et sa propre histoire, il va y voir et y comprendre un certain nombre de choses qui peuvent être différentes en relectures. Je le conseille donc plutôt à un jeune lectorat adolescent au départ. Pas avant, parce que c’est autour de questionnements d’adultes. Flore, tu parlais des contes qui sont souvent dirigés pour les enfants. En fait, les contes étaient assez terribles. Historiquement, c'étaient des histoires assez atroces et je pense qu'ils permettaient de passer un certain nombre de messages. Alors que dans cet album, on n'utilise pas l'atrocité. On utilise le ressenti pour faire comprendre les choses. La maturité peut effectivement permettre de mieux comprendre certains éléments de l'histoire.

 

BENJAMIN : Flore tu avais une question qui me paraissait très intéressante à propos de l’île des sirènes.

 

FLORE : J’en ai parlé dans la toute première chronique. À un moment donné Géante est prise dans une tempête de mer et elle atterrit enfin sur l'endroit qu'elle cherchait : cette île des sirènes qui est peuplée de femmes érudites. Déjà, je me demandais pourquoi l'avoir appelée île des sirènes.

 

JC DEVENEY : L’île des sirènes c'est pour deux choses. Elle fait naufrage lorsqu’elle part à la recherche d’un de ses frères qui est parti en mer et a disparu. Pour moi, les sirènes sont des naufrageuses. Moi, j'ai grandi à Hyères, et face à la mer il y a la presqu'île de Giens. Là-bas il y avait des traditions de naufrageurs. Les naufrageurs ce sont des gens qui font des faux signaux de feu pour attirer les navires sur les côtes afin qu'ils s'échouent et qu’ils puissent piller les bateaux.

Il y avait donc cette thématique qui me plaisait et finalement, je me disais les sirènes, c'est une métaphore de ça. Elles attirent les marins par des chants et ensuite ils viennent s'échouer. Je trouvais ça intéressant que des vraies naufrageuses soient appeler sirènes.

L'autre chose intéressante avec les sirènes, c'était que dans la tradition d'Homère, dans l'Iliade, ce sont des femmes-oiseaux. Ce ne sont pas des femmes-poissons. Les femmes-poissons arrivent réellement au Moyen Âge, dans la tradition médiévale. Mais avant ça, la première représentation des sirènes ce sont des femmes-oiseaux. Je voulais donc jouer sur des femmes qui portent des masques d’oiseaux.



FLORE : D’où les masques dans la bande dessinée ! En tant que lectrice, je me suis dit que c'était encore pour une autre raison. Comme quoi on peut ajouter pleins de couches les unes sur les autres. Aujourd'hui, quand on pense sirènes, on pense la femme qui utilise ses avantages physiques pour piéger les hommes. Alors que là, ce sont des femmes qui utilisent leurs avantages intellectuels pour exclure les hommes. C'est exactement l'inverse.

JC DEVENEY : Disons qu'après, j'avais envie qu'il y ait une contre utopie. Très clairement, c'est un lieu de vie qui apparait comme une utopie potentielle avant qu'on se rende compte qu'il y a des choses qui ne vont pas et qui permettent à Céleste de réfléchir à son propre modèle derrière. Je voulais parler des excès et des risques d’une vision politique qui chercherait à être excluante. Un peu comme le patriarcat, mais dans l’autre sens. C'est une manière de questionner ça.

 

BENJAMIN : Peut-être une question sur le choix d’avoir fait de Céleste une géante. Pourquoi ça aurait fonctionné différemment ou ne pas fonctionner si, en l’occurrence, elle avait été de taille normale ? Juste une femme qui arrive dans une maison où il n’y a que des hommes.

 

JC DEVENEY : Par sa position de géante, on joue beaucoup de manière métaphorique sur sa grandeur. Elle fait douze mètres, donc c'est quand même une vraie grande femme. Ça lui permettait d'annihiler le rapport de force habituel.

 

BENJAMIN : Ce n’était pas juste une envie graphique ?

 

JC DEVENEY : Non, ce n'est pas vraiment une envie graphique. Déjà, c'est une métaphore, c'est l'idée de dire que cette femme est une femme démesurée, géante, dans tous les sens du terme et quelque part, d'une certaine manière, que toutes les femmes sont des géantes plus ou moins visibles. Mais après, très pratiquement, ça permettait dans les ressorts de scénarios de faire en sorte que des hommes ne puissent pas la contraindre aussi facilement qu'ils pourraient le faire avec une femme de taille normale. Ils ne peuvent pas la blesser, ils ne peuvent pas l'attacher. Ça lui offre une forme de liberté. Et malgré tout, ils essayent. Parfois ils arrivent même. C'est là qu'on se rend compte que ce n'est pas juste une question de physique. À un moment, c'est tout un système qui va permettre aux hommes de tenter de la dompter ou de l'arrêter.

« Dans la bande dessinée, la tête de Céleste flotte parfois »

 

 

BENJAMIN : Pour parler un peu technique de narration, comment tu as travaillé avec Nùria ? Parce qu’inclure une géante dans des cases, a fortiori quand il y a beaucoup de cases, ce n’est pas évident. Il faut faire des rapports de proportions et perspectives qui vont se tenir. Est-ce que tu as pensé certaines scènes en fonction de ça ? Ou est-ce que c'est Nùria qui te disait : attention à ce que tu m'as demandé, je ne peux pas la mettre là. Je ne peux pas la positionner ici. On ne se rend pas forcément compte que lorsqu’on a un personnage aussi grand par rapport à d'autres personnages, ça peut induire plein d'obstacles à la narration.

 

JC DEVENEY : Tout à fait. Après avoir commencé à travailler dessus, on a rapidement pris le parti suivant : ne pas chercher à être réaliste dans la représentation des rapports de taille. Donc Nùria a trouvé de super solutions qui viennent de l'illustration. Dans la bande dessinée, la tête de Céleste flotte parfois comme si elle se penchait sur les scènes : elle apparaît par le haut des cases, par les côtés. Son corps est toujours par bout : un pied, un bras, une jambe, un œil.

 

BENJAMIN : En plus, tu lui as mis une autre difficulté puisque ce n’est pas un album de quarantaine cinq planches…

 

JC DEVENEY : Je savais que Géante allait être long comme album. Mais quand j'en ai parlé avec Nùria, j'étais autour de cent quarante, cent cinquante pages. On était partis là-dessus, finalement il en fait deux cents. Donc effectivement, il y avait un travail assez colossal à faire, mais elle l’a fait dans les temps et avec brio ! C'est vrai que ce qui me plaît là-dedans et, je pense ce qui plaît à beaucoup de lecteurs et lectrices, c'est que c'est justement une « grosseur », une durée, et une fois qu'on l'a, on rentre dedans. Ce bouquin on l’aurait fait il y a dix ans, je pense qu’on aurait fait quatre tomes de quarante-six pages et ça aurait été différent. Mais on n'aurait pas eu ce même rapport de lecture. J'aime bien ce côté un peu grimoire qu’a Géante.

BENJAMIN : C’est une question que je pose souvent aux libraires. Vincent, le roman graphique, les gros volumes, les gros tomes... Aujourd'hui, c'est vraiment ce qui est recherché par le lectorat ?

 

VINCENT : Tous les lecteurs sont différents et donc on ne peut pas faire une règle générale. Mais c'est vrai qu’on a envie d'histoires complètes. C'est surtout ça qui est vrai. Et le standard quarante-six pages on a parfois l'impression que c'est un peu pauvre. Une bande dessinée, c'est quelque chose qu'on aime pour l'objet, qu'on aime posséder, qu'on aime conserver, qu'on aime relire. Mais on aime aussi la savourer. Donc, oui, je pense que le format dit « roman graphique » est un format qui se démocratise. Une fois de plus il y a des lecteurs qui vont rester sur d'autres standards. Mais ce que disait Jean-Christophe est très vrai. Il y a dix ans, ça aurait été en quatre tomes. Ça aurait été dommage. Géante, il faut vraiment le lire d’une traite.

 

BENJAMIN : Se tourner vers du roman graphique, ça permet d'ouvrir d'autres sources d'inspiration ? On ne raconte pas les mêmes histoires en quatre tomes de quarante-six planches.

 

JC DEVENEY :  Je pense que si. Mais ça demande de couper son histoire différemment. Je fais l'expérience en ce moment avec une série jeunesse qu'on vient de commencer chez un éditeur qui s'appelle Auzou. Ce n’est pas des quarante-six pages. Je pense que je ne sais pas écrire en quarante-six pages. J'ai essayé, j'ai fait du gag, ça marchait, même si je trouve ça vraiment très condensé. Ça demande une capacité de synthèse que je n'arrive pas à voir. Donc, ce sont des soixante-quatre pages, ce qui reste plus ou moins petit. Et cette histoire va faire deux cent quarante pages en quatre tomes. Je me sens plus à l'aise, j'ai plus de place pour développer les choses et ça permet des ramifications. Ça permet de pouvoir prendre le temps de travailler les personnages, de créer des flash-back, de sillonner davantage, de se balader sans se dire qu’il faut absolument avancer.

 

FLORE : Vincent, je voulais savoir si tu avais un moment préféré, justement, dans ce conte, comme c'est une succession d'aventures.

 

VINCENT : J'ai un moment détesté, c'est quand la bande dessinée se termine. Je n’avais vraiment pas envie que ça s'arrête. C'était terrible de dire au revoir à Céleste. Mais je n’ai pas vraiment un moment préféré, j’allais de surprise en surprise. C'était un renouvellement continu.

Écoutez notre podcast avec Jc Deveney

Écoutez notre podcast avec Jc Deveney

Vous pouvez retrouver l'intégrale de cette rencontre en podcast aux côtés de Flore Piacentino, coordinatrice général du Lyon BD Festival, de Benjamin Laurent, fondateur du Studio Parolox, d'un(e) libraire de Lyon et d'un auteur de bande dessinée. Des Gones en Strip est un podcast en trois parties : la chronique du “portrait traboule” lance tout d’abord l’enquête sur la vie quotidienne de l’artiste, en lien avec son attachement à la ville... Elle nous conduit jusqu’à la découverte d’un extrait audio de sa bande dessinée, dans une version “lecture BLYND” portée par des comédien·ne·s et une ambiance sonore 3D. Pour en savoir plus sur l’œuvre écoutée, l’émission passe enfin la parole à un·e libraire lyonnais·e et à sa chronique “actu praline”, permettant d’échanger avec l’auteur·trice sur son travail de création.