FLORE : Certains pensent que la grande passion de Didier Tronchet est le foot, d’autres parient sur la chanson française, mais cher Didier, je te le demande, ta plus grande flamme intérieure, ne serait-ce pas plutôt la passion de créer des mystères pour le plaisir de mener des enquêtes ?

 

DIDIER : Très belle question, la question est de savoir si je préfère le mystère à la vie. Je ne fais pas la différence entre les deux, je crois que notre métier à nous (les auteurs) c’est de ramener du mystère dans la vie, de la magie, des choses un peu inattendues. J’avais très envie d’être dans cet univers où il peut se passer quelque chose à tout instant et où les choses ne sont pas vraiment comme elles sont. C’est toujours un grand souci chez moi : me promener et imaginer ce qu’il y a derrière les portes, au fond des traboules, ce qu’il y a dans la tête des gens que je croise. Je ne peux pas m’en empêcher, c’est un réflexe professionnel. Déjà sur le visage des gens, je sens une histoire. C’est comme les acteurs qui sont sur grand écran, on les connaît, on a vécu avec eux des tas d’aventures. Le visage d’un acteur, même s’il ne dit rien, raconte déjà quelque chose. Ces gens dans la rue me racontent plein d’histoires. J’essaye d’enrichir mes propres affabulations de choses vraies parce que c’est ce qui m’intéresse à l’arrivée. Je ne suis pas trop un auteur d’imagination, je n’aime pas trop la science-fiction qui spécule. Je suis plutôt sur le réel parce que mon premier métier était journaliste. Je me suis aperçu que le journalisme a une certaine limite pour raconter le réel. Paradoxalement, peut-être qu’il vaut mieux passer par la fiction ? J’ai plutôt envie d’injecter dans toutes mes histoires des choses que le lecteur va sentir vraies.

« On amène les gens à croire à un univers qui n’existe pas »

 

 

BENJAMIN : Est-ce que tu crois que pour un bon mensonge il faut une bonne dose de vérité ?

 

DIDIER : Absolument. D’ailleurs c’est souvent une des pratiques des manipulateurs : dire trois choses vraies. C'est ce qui fait que le personnage se laisse embarquer. C’est également le principe du complotisme : balancer quelques trucs qui ont l’air sensé et progressivement enchaîner sur des trucs ahurissants et puis finalement embarquer tout le monde.



BENJAMIN : Tu penses que les auteurs sont un peu manipulateurs ?

 

DIDIER : Bien sûr, on l’est de manière revendiquée. La manipulation n’est pas forcément négative dans le sens où on amène les gens à croire à un univers qui n’existe pas. On donne des éléments qui, effectivement, ont l’air tout à fait vécus. D’ailleurs, c’est Aragon qui parlait du « mentir vrai »

 

BENJAMIN : Tu n’as pas toujours habité à Lyon, tu as vécu dans d’autres villes. Qu’est-ce qu’elle a de mystérieuse pour toi cette ville ? On dit souvent qu’elle est mystérieuse avec ses traboules, ses églises abandonnées... Tu ressens cette part de mystère ?

 

DIDIER : Absolument. D’ailleurs je pense que c’est une des grandes raisons qui m’ont décidé à habiter ici. J’ai vécu à Paris, un classique et une ville bien mystérieuse aussi. Quand on traverse la ville en vélo, on empreinte des trajets différents et ça rend la ville tout à fait surprenante. Lyon c’est pareil. Je suis venu m’installer ici parce qu’elle a ce côté fascinant avec ses perspectives. Finalement on se perd assez facilement. Une ville qui nous perd c’est sa principale qualité. Les villes qui me rendent triste ce sont les villes américaines où tout est tiré au cordeau, les villes espagnoles sont un peu comme ça aussi, notamment en Amérique Latine. 

« L’inspiration ne vient jamais sur convocation »

FLORE : Est-ce que cela fait naître des idées, des émotions ? Est-ce que tu fais partie de ces auteurs qui se promènent avec un carnet pour pouvoir, noter des idées, les transformer ensuite dans des projets ? Ou au contraire tout se passe chez toi, dans ton atelier avec des temps dédiés à la réflexion ?

 

DIDIER : C’est un mélange des deux. Il n’y a pas de temps où je me dis « Tiens maintenant je vais m’asseoir et je vais trouver des idées ! » C’est la pire façon de faire parce que les idées, les blagues, l’inspiration ne viennent jamais sur convocation. On ne s’assoit pas en se disant : « Tiens maintenant j’aimerais un petit peu d’idées drôles ». Il faut se mettre dans un état d’esprit de total abandon et c’est le cas quand on se promène, quand on marche, quand on fait du vélo. On oublie qui on est et on est en fusion avec ce qui se passe autour, quand on laisse tomber les préoccupations, l’intention de faire une histoire alors le truc vient. Il vient doucement au rendez-vous. Je ne dis pas ça parce que je suis auteur, je pense que c’est le cas pour tout le monde. Il suffit de se mettre à marcher. À Lyon c’est formidable parce qu’il y a ces quais de Saône, de Rhône aussi, mais particulièrement de Saône qui permettent d’être au raz de l’eau et d’avoir un univers qui se développe sans arrêt. On peut se laisser porter, on peut marcher 4-5 kilomètres sans interruption. C’est comme une piste d’envol. Il ne s’agit pas de rêver d’autre chose, il s’agit d’obtenir un mélange entre ce qu’on est en train de vivre et d’autres choses qui flottent dans l’air du temps. Tout ça va fusionner à mon insu le temps de ma promenade. Quand je vais rentrer et bien j’aurai mon idée. Je ne cherche jamais la solution, c’est une erreur. Si je cherche, je vais trouver une solution mais ce sera une solution convenue, que j’aurais eu dix mille fois peut-être, qui sera un peu rationnelle et un peu mécanique. Donc si je cherche une solution, je pars, je sors, et en général elle va se résoudre pendant ma promenade.

BENJAMIN : Est-ce que tu as des auteurs qui t’inspirent particulièrement, on pourrait dire des auteurs marcheurs qui ont raconté cette façon qu’ils ont de découvrir le monde ?

 

DIDIER : Bien sûr. D’ailleurs, j’adore ces auteurs-là. En matière d’écrivain voyageur je cite Nicolas Bouvier qui est un peu une référence pour tout le monde, qui est une sorte de voyageur à l’instinct, qui part dans toutes les directions. J’adore ça les voyageurs sans but. Pour moi avoir un but c’est déjà foutu parce qu’on sait déjà ce qu’on va trouver. Le pire étant de se renseigner sur le pays où on va et ensuite aller dans le pays pour vérifier que ce n’était pas la peine d’y aller puisqu’on avait déjà tout lu dessus. Il faut laisser une part de vide se remplir par l’inattendu. Dans les auteurs que j’aime bien il y a aussi Sylvain Tesson. Il est très controversé parce que c’est une espèce de dandy, un dandy de grand chemin d’ailleurs. La façon dont il voyage me parle énormément : de marcher au rythme de lui-même et du décor et puis surtout de ne pas savoir trop où on met les pieds et se laisser guider par l’inattendu, par ce qu’il va se passer.

 

BENJAMIN : Tesson prend plutôt des thématiques pour justifier ses voyages. Je pense à l’Axe du Loup par exemple où il refait le trajet d’un évadé du goulag.

 

DIDIER : Je crois qu’il fait tout et son inverse. C’est-à-dire qu’il va partir sur un principe puis finalement ce principe ne va pas fonctionner, il va donc en trouver un autre. Il va faire un voyage et puis après il va trouver le sens et va y mettre un titre dessus. Il peut aussi partir dans l’autre sens. Mais en tout cas il fait partie de ceux qui ne vont jamais faire obstacle à l’intuition qui va venir les accompagner, marcher à côté d’eux.

Écoutez notre podcast avec Didier Tronchet

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Vous pouvez retrouver l'intégrale de cette rencontre en podcast aux côtés de Flore Piacentino, coordinatrice général du Lyon BD Festival, de Benjamin Laurent, fondateur du Studio Parolox, d'un(e) libraire de Lyon et d'un auteur de bande dessinée. Des Gones en Strip est un podcast en trois parties : la chronique du “portrait traboule” lance tout d’abord l’enquête sur la vie quotidienne de l’artiste, en lien avec son attachement à la ville... Elle nous conduit jusqu’à la découverte d’un extrait audio de sa bande dessinée, dans une version “lecture BLYND” portée par des comédien·ne·s et une ambiance sonore 3D. Pour en savoir plus sur l’œuvre écoutée, l’émission passe enfin la parole à un·e libraire lyonnais·e et à sa chronique “actu praline”, permettant d’échanger avec l’auteur·trice sur son travail de création.