BENJAMIN : J'ai décidé d'arrêter d'avoir peur. Je me suis rendu compte du nombre de fois où le mot « peur » nous arrive dans la tête. Par exemple, je suis parti du bureau un peu en retard et du coup, j'ai eu peur d'arriver en retard. Je suis monté dans la voiture et après, j'ai eu la peur de me faire arrêter par un gendarme. J'avais peur à la fois du gendarme et de l'accident. Puis j'ai mis mon autoradio et je me suis dis « Tiens, je vais essayer d'écouter quelque chose pour ne pas avoir peur, pour essayer de me relaxer. » Puis j'ai eu peur du lendemain, parce qu'il paraît qu'on a des micropolluants à Lyon. Donc bientôt les voitures ne vont plus pouvoir rouler. Plus j'avance et plus j'ai peur. Peur de quoi ? Peur de ne pas trouver de place pour me garer.

 

Donc, la peur, c'est un mot qui a de quoi faire peur, en effet. Finalement, quand on y réfléchit, c'est un mot qui est très intéressant. Il désigne quoi au fond le mot peur ? Qu'est ce qui nous arrive quand on a peur ? C'est simplement une émotion dont la principale fonction est que l'on reste sur cette planète le plus longtemps possible. Elle peut être utile. Alors parfois, dites merci à cette petite boule que vous avez dans le ventre avant un examen et peut-être que vous la verrez disparaître.

 

J'ai une question,Théo Grosjean, toi qui t'es autoproclamé « l'homme le plus flippé du monde », est-ce que finalement, tu ne serais pas l'homme le plus vivant du monde ?

 

THÉO GROSJEAN : Pas plus qu'un autre, je pense. Mais c'est plus flatteur. La peur, c'est effectivement quelque chose que tout le monde connaît. D'ailleurs, le titre de ma BD, c'est plus ironique. C'est plus une parodie des titres qui essaient d'attraper l'attention des gens en exagérant le contenu d'un article. C'est un peu l'idée du titre « L'homme le plus flippé du monde ». En réalité, c'est juste un personnage banal, comme n'importe quel autre personne qui a des peurs plus ou moins rationnelles.

Flore nous dresse le portrait Traboule de notre invité.

 

Dans notre portrait traboule imaginaire, nous donnons chaque mois rendez-vous à un auteur dans son endroit préféré de Lyon. Sauf que Théo Grosjean affectionne tout particulièrement la bibliothèque Saint-Jean. Voilà l'affaire mal engagée, comment parler de son travail de scénariste et dessinateur, de ses bd de fiction et de celles qui racontent ses propres terreurs, dans un lieu où le silence est de rigueur ?

Assurément on aurait préféré qu'il nous donne par exemple rendez-vous dans une librairie de Comics, pour nous parler de sa passion pour les elfes, et nous révéler si un orc sauvage peut être gentil… Ou au parc, on se serait assis sur un banc et il nous aurait expliqué comment voir la vie en spectateur... Ou alors chez lui, pour nous montrer comment il a créé sa propre voie d'artiste malgré son trouble d'anxiété généralisée… car vous n'êtes pas sans savoir que Théo possède plus de 174 milles abonnés à son compte Instagram dédié aux aventures de “L'homme le plus flippé du monde”, depuis publiées en version papier par les éditions Delcourt et même à présent en version animée par Canal+ ! D'ailleurs, encore une idée, Théo aurait pu nous donner rendez-vous dans un train, référence au teaser de la série ! Mais non, une bibliothèque…

Enfin, au fond, est-ce besoin d'inventer ces choses-là dans la chronique alors que les auditeurs peuvent rentrer dans l'intimité de l'auteur de la façon la plus drôle, tendre et poétique qu'il soit en lisant ses bandes dessinées autobiographiques. N'est-ce pas finalement plus apaisant de simplement l'imaginer dessiner calmement dans sa bibliothèque préférée ?

D'ailleurs ce que les livres de Théo dévoilent sans doute moins, c'est justement son attachement aux lieux culturels de la ville de Lyon. Pourtant je crois qu'il s'agit de sa ville préférée. Il y a vécu ses années de lycée, il a fait ses études à Emile Cohl, et c'est là aussi qu'il a rencontré sa dulcinée, Auriane Bui, également dessinatrice... Cela prête à penser que Théo est attaché à cette ville tant personnellement que professionnellement. Et j'ai envie de te poser la question, cher Théo : est-ce que Lyon a été le théâtre de rencontres que tu considères comme décisives dans ta carrière d'auteur ?

« J'ai publié Le gentil orc sauvage avant Instagram. »

 

 

THÉO : Merci beaucoup pour ce résumé très joliment tourné. Je pense que oui. C'est probablement la ville où j'ai passé le plus de temps. Il y a beaucoup de choses pour moi qui sont arrivées à Lyon. C'est également une ville où je me sens bien. Je me sens un peu chez moi. Je pense que je m'y sens plus en sécurité qu'ailleurs. Je vais donc avoir moins d'appréhension à sortir, à me balader tout seul dans la ville. C'est plus propice à ce qu'il m'arrive des choses, que je fasse des rencontres que dans une autre ville.

 

BENJAMIN : La bande dessinée que tu as fait : l'homme le plus flippé du monde, finalement, elle a un parcours qui est assez hors des clous, on va dire hors des cases habituelles. Je pense à ce parcours Instagram ensuite papier, puis maintenant jusqu'à une diffusion sur Canal+. Est-ce que c'était quelque chose que tu avais envisagé dès le départ ?

 

THÉO GROSJEAN : Ce n'est pas tout à fait dans ce sens-là que ça s'est passé. J'ai publié Le gentil orc sauvage avant Instagram. Je n'avais pas du tout ce plan en tête. C'est-à-dire je ne m'étais pas dit : je vais percer sur Instagram et ensuite, je vais publier. J'avais publié cet album avec Shampooing, une collection de Delcourt dirigée par Lewis Trondheim, qui était mon professeur à l'école Émile Cohl. Il m'avait proposé de lui envoyer des projets, je lui ai donc envoyé Le gentil orc sauvage. J'ai donc eu un moment de battement où l'album, comme souvent les premiers albums, ne trouvait pas du tout son public.

 

J'avais un peu des désillusions parce que je me rendais compte que les ventes n'étaient pas excellentes, que c'était compliqué. Mais je pense que comme tout auteur ou autrice après une sortie de livre. Le marché est tel aujourd'hui que c'est très compliqué de se créer un lectorat. Il y a eu ce moment de battement où j'ai commencé à ne plus avoir d'argent - parce que j'avais utilisé toutes les avances sur droits que j'avais reçu pour l'album. Je me demandais donc ce que je pouvais faire. Je comptais d'ailleurs me réorienter dans le dessin, mais dans quelque chose de plus sécuritaire comme l'animation. Et puis, j'ai eu un prix pour Le gentil orc sauvage : le prix Montreuil. Ça a relancé un peu l'intérêt de l'album et des éditeurs autour de mon travail.

 

À ce moment-là j'avais fait plein de projets que j'avais envoyés à Lewis et d'autres, et à chaque fois, ça n'allait pas. Les albums n'étaient pas aussi spontanés que d'habitude et ça se sentait. Ils étaient refusés. Je me suis donc dit qu'il fallait que je me recentre sur quelque chose d'important : qui me parle, un truc pour le plaisir.

 

J'allais donc faire une bande dessinée, et même si je dois faire autre chose à côté, je vais la continuer pour mon plaisir. J'ai commencé à publier des épisodes de l'homme le plus flippé du monde sur Instagram, parce que j'avais envie de retrouver le plaisir pur de faire de la BD sans forcément me dire que ça allait être publié.

 

Finalement ça a très vite parlé aux gens. Dès le premier post, j'avais beaucoup plus d'interactions que d'habitude. Mais je n'avais pas imaginé que ça puisse atteindre autant de gens. Je n'avais pas prémédité le coup. Je me suis rendu compte qu'effectivement, à chaque post, je gagnais un certain nombre d'abonnés et qu'a priori, ça se stabilisait et surtout que ça progressait. À partir de là j'ai pu m'organiser. Mais à l'époque, c'était vraiment pour retrouver le plaisir du dessin.

 

FLORE : Tu as l'impression que les jeunes qui sont en école ne sont pas assez avertis du fait qu'une carrière d'auteur est souvent en dents de scie, même quand il y a une réussite rapide ? Dans ton cas, tu as déjà de la notoriété, en effet tu es né dans les années 90. C'est donc un tout début de carrière et tu t'es fait une notoriété assez vite dans le milieu de la bande dessinée. Tu es déjà très connu et malgré ça, tu as ressenti des moments déroutants qui, je pense, sont assez importants à évoquer dans une vie d'auteur.

 

Même pour les auteurs qui parviennent à de très grands succès, qui vont toucher un large public, connaissent cette période. Tu as le sentiment que tu l'as découvert en mettant les pieds dedans ? Peut-être qu'on ne l'évoque pas suffisamment à l'école ?

THÉO : Je pense qu'on en parle de plus en plus dans les écoles. Je sais qu'à Emile Cohl la section édition, que j'ai empruntée, se divise en trois branches à la sortie de la troisième année. L'année où j'ai intégré cette spécialité, ils étaient en train de réformer l'édition parce qu'ils se rendaient compte que le milieu de l'édition était très compliqué et un peu bouché objectivement. Je parle d'une sensation, ce n'est pas forcément la réalité.

 

L'objectif de l'école, c'est quand même de montrer qu'il y a des débouchés à la fin de leur cycle d'études. Ils ont commencé à développer au sein de la branche édition des cours  plus concrets. Du motion design par exemple. Des choses plus modernes, un peu plus porteuses en termes de carrière, même s'il y a vraisemblablement les mêmes problèmes dans tous les milieux de l'art. Mais c'est quand même plus extrême dans la bande dessinée et dans l'édition en général.

 

De mon côté j'étais conscient des problématiques, je savais très bien que c'était compliqué. Je me renseignais beaucoup sur le sujet, ça m'intéresse depuis longtemps et je voyais très bien que ce n'était pas simple. Et ça ne va pas en s'améliorant aujourd'hui.

 

Je m'étais reconcentrer sur l'idée d'être auteur de bande dessinée plutôt que de m'éparpiller dans plein de trucs. L'impression que j'avais c'était qu'en faisant trop de choses je pouvais m'éparpiller et perdre de vue ce qui était mon envie principale. J'avais envie d'aller vraiment au bout du truc et d'essayer vraiment d'en vivre, quitte à faire marche arrière plus tard.

« La passion, l'envie comptent énormément »

 

 

Je m'étais reconcentré sur l'idée d'être auteur de bande dessinée plutôt que de me lancer dans plein de trucs. L'impression que j'avais c'était qu'en faisant trop de choses je pouvais m'éparpiller et perdre de vue ce qui était mon envie principale. J'avais envie d'aller vraiment au bout et essayer vraiment d'en vivre, quitte à faire marche arrière plus tard.

 

Toutefois il ne faut pas être naïf et je n'ai pas non plus envie de dire « si tu as un rêve, crois-y et ça va le faire ! » Clairement, il y a des gens qui y arrivent, d'autres qui n'y arrivent pas pour des raisons qui ne sont absolument pas liées au talent.

 

BENJAMIN : C'est en partie lié au travail, non ? Ceux et celles qui arrivent à faire carrière, c'est souvent les personnes qui travaillent rigoureusement.

 

THÉO : Il y a tous les profils. La passion et l'envie comptent énormément. De mon côté, ça fait très longtemps que j'ai envie de faire de la bande dessinée. Quand j'étais petit, vers sept, huit ans, je dessinais des BD que je voulais publier. À l'époque déjà, je me disais qu'il fallait que je réfléchisse pour être publié. J'avais déjà cette ambition-là.

 

Quand je dessinais mes bandes dessinées, je les soignais énormément, je faisais attention à tracer des cases très droites, à écrire avec des lignes, avec des bulles très propres et tout ce que je percevais pour que ça rende quelque chose de professionnel.

 

Je m'imaginais déjà répondre à des interviews, intervenir sur des podcasts. J'avais vraiment cette envie-là. Je pense que le fait d'avoir eu cette passion-là m'a permis de me rendre compte que c'était possible de devenir auteur de bande dessinée.

 

C'est assez fou de me dire que ce que j'avais envie de faire étant petit, je suis en train de le faire. Il y a évidemment plein de désillusions. Mais avoir cette passion, ce truc qui me maintient, m'aide. Lire beaucoup de bande dessinée, de consommer beaucoup de BD ça me donne envie de continuer.

BENJAMIN : Ça me pose une question par rapport à ce qu'on peut lire dans L'homme le plus flippé du monde. Finalement dans cet album, qu'est-ce qui fait partie de ta vie dans cet album ? Est-ce que c'est entièrement toi, ce personnage qui est flippé de tout ? Ou est-ce que c'est comme utiliser une parodie que tu vas chercher un peu à droite, à gauche ?

 

THÉO : C'est vraiment moi. Mais ce que je disais, le titre est volontairement outrancier. Mais disons que la bande dessinée en elle-même, c'est vraiment ma vie. Après, évidemment, c'est de la bande dessinée donc il y a de la mise en scène. 

 

BENJAMIN : Quand on a peur de tout à ce point-là, est-ce que c'est compatible avec une vie d'auteur qui est pleine d'incertitudes ?

 

THÉO : Il y a des peurs liées à ça, mais en même temps, c'est un métier qui me convient bien comme je suis quelqu'un d'assez réservé. Je ne parle pas beaucoup. J'ai souvent été tout seul dans ma vie. Sans vouloir tirer des larmes, j'ai souvent été un peu tout seul, sans que cela me dérange d'ailleurs. Ça fait partie de ma personnalité. Donc le fait d'être chez moi, à faire mes trucs dans mon coin c'est quelque chose que j'aime. Pour moi c'est un confort de vie. Après, je me rends compte qu'il y a plein de choses qui sont difficiles à vivre dans le fait de travailler tout seul. Mais ce n'est pas un saut dans le vide ou quelque chose qui m'effrayait.

 

Mais j'ai encore beaucoup d'angoisses liées à mon propre futur, et au futur de la planète en général. Toutefois, même s'il y a eu ce moment de vide après la sortie d'un album, et bien j'ai eu la sensation que tout s'est bien enchaîné. Ce qui m'a permis de ne pas avoir le temps de m'angoisser.

« C'est-à-dire qu'on ne cherche pas à vendre le plus possible mais à ce que chaque vente ait du sens. »

 

FLORE : On parle de la façon dont on est en train de se construire en tant qu'auteur. Est-ce que tu veux nous dire deux mots sur les éditions exemplaire que tu as rejoint et pour lesquelles tu vas publier ton prochain projet ?

 

THÉO : Les éditions exemplaire c'est une structure éditoriale qui a été créée par l'autrice Lisa Mandel et qui a pour but de recentrer l'auteur au cœur de la production de son livre. Ça passe par un pourcentage de droits d'auteurs beaucoup plus satisfaisant.

 

C'est calqué sur le principe du crowdfunding, c'est-à-dire qu'on finance un livre sur le site des éditions exemplaires. Quand on auto-finance son livre, normalement on doit prendre en charge toutes les étapes de construction qui sont extrêmement longues et chronophages : la distribution, la livraison, etc.

 

Sauf que là, l'idée de Lisa c'est que chaque personne qui travaille sur le livre est payée au pourcentage de son travail : la correctrice, la personne qui s'occupe de la distribution… Donc c'est assez égalitaire puisque chacun reçoit une somme qui est liée au succès (ou pas) du livre. Il y a cette logique que je trouve intéressante.

 

FLORE : Donc l'idée c'est : si le livre ne se vend pas, l'auteur ne gagne pas d'argent, mais personne n'en gagne. Et à l'inverse, si l'auteur gagne de l'argent, toutes les personnes qui travaillent sur la chaîne de production en gagne également.

 

THÉO : Exactement. Selon les livres, la rémunération va être plus ou moins élevée. Par exemple, récemment, il y a eu le crowdfunding d'une bande dessinée de Boulet, qui a évidemment très bien marché. Donc tout le monde a été très bien rémunéré. Ce système permet d'équilibrer les salaires.

 

Dans un second temps, ce qui m'intéressait, c'était qu'il y avait aussi une logique de décroissance. C'est-à-dire qu'on ne cherche pas à vendre le plus possible mais à ce que chaque vente ait du sens. Cet aspect de participation permet dans un premier temps de calculer les coûts du livre précisément et qui permet d'éviter le gâchis puisqu'on a une très bonne visibilité sur le nombre de personnes qui ont acheté le livre.

 

Ce dont on se rend compte avec ce gros pourcentage de droits d'auteurs, c'est que finalement il n'y a pas besoin de vendre 100 000 livres pour bien vivre de la BD. Si tout le monde est bien payé, on peut très bien en vivre correctement sans en vendre des centaines de milliers. Je sais que dans « l'édition traditionnelle », c'est très courant de parler de ventes tout le temps et ça n'a jamais de fin. Par exemple j'ai fait de très bonnes ventes avec L'homme le plus flippé du monde et pourtant ce n'est jamais assez.

 

Finalement on se rend compte que trois mille ventes c'est énorme. Si chacun est bien payé sur trois mille ventes, il n'y a pas de souci. J'aime cette idée qu'on cherche moins à faire du profit en permanence, mais juste à être bien payé sur ce qu'on sort.

Écoutez notre podcast avec Théo Grosjean

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